Le pasteur acquiesça.
— Dans l’éventualité d’un bombardement ou d’une invasion…
— Nous aurons besoin de conducteurs entraînés, termina lady Caroline. Savez-vous conduire, Ellen ?
À l’exception des chauffeurs, les serviteurs, en 1940, n’étaient pas censés avoir d’occasions de conduire, aussi cela n’avait pas fait partie de sa préparation.
— Non, ma’ame. Je crains de n’avoir jamais appris.
— Alors vous devrez. J’ai offert à M. Goode l’usage de ma Bentley pour aider à l’effort de guerre. Monsieur Goode, vous pouvez donner sa première leçon à Ellen cet après-midi.
— Cet après-midi ?
Eileen n’avait pu réprimer sa consternation. Elle se mordit la lèvre. Dans les années 1940, les domestiques ne répondaient pas.
— Est-ce un moment inopportun pour vous ? lui demanda le pasteur. Je pourrais tout aussi facilement commencer les leçons demain, lady Caroline.
— Il n’en est pas question, monsieur Goode. Backbury peut subir une attaque n’importe quand. (Elle se tourna vers Eileen.) Quand la guerre arrive, nous devons tous nous préparer à faire des sacrifices. Le révérend vous donnera votre leçon dès que nous aurons terminé ici. Et ensuite vous resterez pour le thé, n’est-ce pas, mon révérend ? Ellen, dites à Mme Bascombe que M. Goode reste pour le thé. Et dites-lui qu’elle et M. Samuels prendront leurs leçons après. Vous pouvez nous laisser.
— Oui, ma’ame.
Eileen fit sa révérence et descendit en courant l’escalier jusqu’à la cuisine. Maintenant, il devenait vraiment urgent qu’elle gagne le point de transfert. C’était une chose de ne pas savoir comment conduire, c’en était une autre de ne rien savoir du tout des automobiles en 1940. Il fallait qu’elle prenne un peu d’avance. Elle se demanda si elle allait essayer d’effectuer le saut aller-retour avant la leçon. Telle qu’elle connaissait lady Caroline, ils en avaient au moins pour une heure. Mais si ce n’était pas le cas…
Peut-être pourrais-je persuader Mme Bascombe de prendre sa leçon la première ?
Elle la trouva à la cuisine, en train d’enfourner des gâteaux.
— Les enfants viennent de rentrer. Je les ai envoyés à la nursery enlever leurs manteaux. Que voulait Madame ?
— Le révérend doit apprendre à conduire à tout le monde. Et lady Caroline m’a demandé de vous dire qu’il reste ici pour le thé.
— À conduire ? s’exclama Mme Bascombe.
— Oui. De telle façon que nous puissions piloter une ambulance en cas de bombardement.
— Ou au cas où James serait mobilisé et où elle n’aurait plus personne pour l’emmener à ses réunions.
Eileen n’avait pas pensé à ça. Lady Caroline pouvait très bien s’être inquiétée de l’éventuelle mobilisation de son chauffeur. Le majordome et les deux valets de pied l’avaient été, le mois dernier, et Samuels, le vieux jardinier, était désormais de service à la porte d’entrée.
— Eh bien, il est hors de question qu’elle me fasse monter dans une automobile, déclara Mme Bascombe, bombardement ou pas.
En conclusion, Eileen ne pourrait pas changer de place avec elle. Il fallait convaincre Samuels.
— Et quand pourrions-nous trouver le temps pour ces leçons ? Nous avons déjà beaucoup trop à faire. Où allez-vous ?
— Voir M. Samuels. Le révérend doit me donner ma première leçon cet après-midi, mais c’est ma demi-journée de repos. Je pensais que nous pourrions faire un échange.
— Non. La réunion de la Home Guard a lieu cet après-midi.
— Mais c’est important, protesta Eileen. Est-ce qu’il ne pourrait pas manquer…
Mme Bascombe lui jeta un regard pénétrant.
— Pourquoi désirez-vous tant prendre votre demi-journée de repos aujourd’hui ? Vous n’avez pas rendez-vous avec un soldat, n’est-ce pas ? Binnie m’a affirmé qu’elle vous avait vue flirter avec un soldat à la gare.
Binnie, sale petite traîtresse ! Alors que j’avais tenu ma part du marché et que j’étais restée muette au sujet du serpent !
— Je ne flirtais pas. Je donnais des instructions à ce soldat pour qu’il remette Theodore Willett à sa mère.
Mme Bascombe ne paraissait pas convaincue.
— Les jeunes filles ne sont jamais trop prudentes, spécialement dans des moments comme ceux-ci. Les soldats leur tournent la tête, les entraînent à les rencontrer dans les bois, leur promettent le mariage…
Il y eut un bruit sourd de craquement au-dessus de leurs têtes, suivi d’un cri strident, et d’un martèlement qui ressemblait à celui que pourrait produire un troupeau de rhinocéros.
— Qu’est-ce que ces satanés gosses fabriquent ? Vous feriez mieux d’aller voir. Au son, on jurerait qu’ils se trouvent dans la salle de bal.
Ils s’y trouvaient. Et, à n’en pas douter, c’est la chute des fils à linge chargés de draps qui avait produit le bruit de craquement. Un petit groupe compact d’enfants était recroquevillé dans un coin de la pièce. Deux fantômes couverts de draps, les bras déployés, les menaçaient.
— Alf, Binnie, enlevez ça immédiatement ! ordonna Eileen.
— Ils nous ont dit qu’ils étaient des nazis, se justifia Jimmy, sur la défensive.
Ce qui n’éclaircissait en rien l’accoutrement de draps.
— Ils disent que les Allemands tuent les petits enfants, expliqua Barbara, du haut de ses cinq ans. Ils nous ont attaqués .
Les dommages semblaient n’avoir concerné que les draps – merci mon Dieu ! –, quoique le portrait de l’ancêtre en robe à paniers ait adopté un air penché que lady Caroline eût désapprouvé.
— On les a prévenus que c’était interdit de jouer ici, mais ils n’ont pas écouté, précisa Peggy, que ses huit ans n’empêchaient pas de prendre des poses vertueuses.
Alf et Binnie tentaient toujours de se dépêtrer des plis mouillés et collants de leur déguisement.
— Les Allemands tuent les petits enfants ? interrogea Barbara, qui tirait la jupe d’Eileen.
— Non.
La tête d’Alf émergea du drap.
— Y les tuent. Quand y vont débarquer, y zigouilleront les princesses Elizabeth et Margaret Rose. Elles s’f’ront couper le citron tout de suite.
— C’est vrai ? s’affola Barbara.
— Non, grinça Eileen. Allez, ouste, dehors !
— Mais y pleut ! protesta Alf.
— Il fallait y penser avant. Vous pouvez jouer dans l’écurie.
Elle conduisit la horde à l’extérieur et remonta dans la salle de bal. Elle redressa le portrait de l’ancêtre de lady Caroline, raccrocha les fils à linge, puis entreprit de ramasser les draps qui jonchaient le plancher. Elle devrait les laver de nouveau, tout comme les housses qui couvraient les meubles.
Je me demande à quel point j’affecterais l’Histoire si j’étranglais les Hodbin !
Théoriquement, aucun acte susceptible d’être accompli par un historien ne pouvait en altérer le cours. Le décalage évitait tout accident. Mais à coup sûr, dans une circonstance pareille, il ferait une exception. L’Histoire aurait été tellement plus confortable sans ces deux terreurs !
Elle se pencha pour ramasser un autre des draps piétinés.
— Vous d’mande pardon, mam’selle, clama Una depuis la porte, mais Madame vous réclame au salon.
Eileen plaqua son paquet de draps entre les bras de la fille et dévala les marches. Elle changea une nouvelle fois de tablier avant de remonter en hâte jusqu’à la pièce de réception.
M. et Mme Magruder étaient arrivés.
— Ils sont venus pour… hum… leurs enfants, annonça lady Caroline.
Qui n’avait manifestement pas la moindre idée du nom desdits enfants.
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