Les couloirs n’étaient pas moins bondés, et Polly savait par expérience que ce serait pire sur les quais.
— C’est impossible ! s’exclama Michael. On a besoin de trouver un endroit où parler tranquillement. Et si on changeait de station ? Les métros roulent encore, non ?
Elle acquiesça et les entraîna à travers la foule, rabâchant :
— Excusez-nous, nous allons prendre le métro. Excusez-nous…
— Pas la peine d’aller jusqu’au quai, ma jolie, lui annonça une femme sous l’arche qui menait à la Central Line. Les métros ne roulent plus, ici.
— Et ceux de la Bakerloo Line ?
La femme haussa les épaules.
— Aucune idée, trésor.
— Il va falloir remonter, conclut Polly.
S’ils y parvenaient ! S’ils parvenaient déjà à s’extraire de ce passage et à retourner dans le tunnel…
— Là ! Une place ! cria Merope.
Avant que Polly puisse l’en empêcher, elle courut vers le quai. Quand Polly et Michael la rejoignirent, elle s’était installée, ravie, sur une couverture bleue maintenue à ses quatre coins par une chaussure.
— Impossible de s’asseoir ici, l’informa Polly, qui n’avait pas oublié sa première nuit à Saint-George et les difficultés que sa méconnaissance des codes avait entraînées.
La troupe ! Ses amis lui étaient complètement sortis de la tête. En ne la voyant pas venir, ils penseraient que quelque chose lui était arrivé, et sir Godfrey serait…
— Pourquoi est-ce impossible ? demanda Merope. Celui ou celle qui était assis là est parti à la cantine, ou aux toilettes, ou que sais-je, et ça lui prendra des heures pour revenir, dans cette foule.
— Et on ne trouvera pas de meilleur endroit pour parler, insista Michael.
Il avait raison. De part et d’autre, les gens plongés dans leurs conversations ne remarquèrent même pas Merope quand elle s’assit sur la couverture et glissa ses pieds sous elle. Michael s’appuya sur son épaule pour s’installer lui aussi, grimaçant alors qu’il croisait les jambes.
— Maintenant, dit-il en se penchant en avant et en baissant la voix, je veux tout entendre au sujet de ton point de saut, Polly. Pourquoi ne…
Merope l’interrompit.
— Non, tu dois d’abord nous apprendre ce qui est arrivé à ton pied. Que faisais-tu à Dunkerque ? Je croyais que tu allais à Douvres.
— Oui, sauf que j’ai débarqué sur une plage à cinquante kilomètres de distance.
Ah ! Dieu merci ! Son point de transfert n’était pas à Dunkerque. Il était de ce côté de la Manche.
— Et, avant que je puisse atteindre Douvres, on m’a embarqué de force comme membre d’équipage…
— Embarqué de force ?
— C’est une longue histoire. En bref, j’ai fini par prendre part à l’évacuation de Dunkerque, où j’ai gagné ceci. (Il désigna son pied.) Ils m’ont opéré et se sont débrouillés pour le sauver, mais les tendons sont abîmés, ce qui explique la boiterie.
— Mais pourquoi ne pas être rentré à Oxford pour le faire réparer ? s’étonna Merope.
— Je te l’ai dit : je n’ai plus accès à mon site.
— Pourquoi ? s’enquit Polly. Des patrouilles contrôlent la plage ?
Si c’était le seul problème, à eux trois ils trouveraient bien un moyen de distraire l’attention des gardes.
— Peu importe. Ils ont installé un canon juste au sommet du site.
Et il restera là jusqu’à la fin de la guerre…
— Mais alors, pourquoi ne t’ont-ils pas envoyé une équipe de récupération ? chuchota Merope.
— Ils l’ont peut-être fait et ne m’ont pas localisé. J’étais inconscient quand on m’a transporté, et je n’avais aucun papier sur moi. L’hôpital ne savait pas qui j’étais et, avant qu’ils aient l’information, on m’a transféré à Orpington.
Polly leva les yeux.
— Orpington ?
— Ouais, au sud-est de Londres. Ils n’auraient jamais pensé à me chercher là-bas. Écoutez, on pourra discuter de ce qui m’est arrivé plus tard. (Il baissa la voix.) Tout de suite, on a besoin de se trouver un point de saut. Polly, tu es certaine que le tien ne marche pas ?
— Oui.
Elle leur raconta l’incident. Michael hocha la tête.
— Les explosions entraînent parfois des effets bizarres. J’ai appris ça pendant ma prépa. Elles peuvent tuer sans laisser la moindre trace sur le corps de la victime. Il ne reste donc plus que ton site, Merope. Que voulais-tu dire quand tu affirmais que tu ne pouvais pas t’y rendre non plus ? Et, s’il te plaît, ne nous annonce pas qu’il y a un canon dessus.
— Non, mais les militaires ont réquisitionné le manoir pour en faire une école de tir.
— Le point de transfert se trouvait sur les terres du manoir ?
— Non, dans les bois, mais l’armée s’en sert pour ses exercices.
— Et ils ont tendu du fil de fer barbelé tout autour, ajouta Polly.
Merope la dévisagea, surprise.
— Comment sais-tu ça ?
— Je suis allée à Backbury te chercher. C’est là que j’étais le jour où tu es venue chez Townsend Brothers . Nous nous sommes croisées.
— Mais pourquoi ont-ils prétendu que tu étais partie dans le Northumberland ? Je croyais…
— Plus tard, les bouscula Michael, impatient. La clôture est-elle gardée ? Penses-tu que nous pourrions la cisailler pour passer ? ou ramper par-dessous ?
— C’est possible, mais ce n’est pas le seul problème. Il me semble que mon site a été endommagé, lui aussi. La fenêtre de saut ne s’ouvrait pas, même avant l’arrivée de l’armée. Après la quarantaine, j’ai tenté de traverser plus d’une dizaine de fois, mais…
— Après la quarantaine ? l’arrêta Michael.
— Oui, ma mission était censée se terminer le 2 mai, mais Alf a contracté la rougeole, et on a mis le manoir en quarantaine pendant presque trois mois…
Sa mission s’était terminée le 2 mai ? Polly imaginait qu’elle avait pris fin quand l’armée avait investi le manoir.
— Quand as-tu quitté le manoir ?
— Le 9 septembre.
Du 2 mai au 9 septembre ! Quatre mois ! Elle était restée au manoir quatre mois après la fin de sa mission !
— Et aucune équipe de récupération n’est venue te chercher ? s’exclama Michael.
— Non, à moins qu’ils soient venus pendant la quarantaine, et que Samuels ne leur ait pas permis d’entrer.
Même s’ils n’avaient pas été capables de l’approcher à ce moment-là, ce qui semblait douteux, ils avaient eu plus d’un mois ensuite pour la sortir du manoir, et ils n’avaient pas l’excuse d’ignorer l’endroit où elle se trouvait, comme pour Polly ou Michael. Oxford savait exactement où elle était.
Et il y avait plus : M. Dunworthy n’aurait jamais laissé Merope affronter une épidémie, et il n’aurait certainement pas laissé Michael traîner avec un pied blessé.
Et il s’agissait de voyage dans le temps. Même si localiser Michael dans son hôpital prenait des mois, Oxford pouvait envoyer une seconde équipe à l’instant précis où il débarquait à Douvres, et l’emmener vers un nouveau site de transfert afin de le ramener en sécurité.
— Une explosion n’a pas pu abîmer mon point de saut, ajouta Merope. Le manoir n’a pas été bombardé. Alors, qu’est-il arrivé ?
— Je l’ignore, soupira Michael.
Moi, je sais , pensa Polly, nauséeuse. Elle l’avait su dès qu’elle avait découvert les ruines de Saint-George, quand elle avait compris que l’équipe de récupération aurait dû se manifester chez Townsend Brothers la veille. C’est pourquoi ses genoux s’étaient dérobés sous elle, parce qu’elle avait saisi ce qu’une telle absence signifiait. Mais, pour ne pas affronter la vérité, elle leur avait inventé des excuses. Et, la vérité, c’était que quelque chose de terrible s’était produit à Oxford, et que l’équipe de récupération ne viendrait pas.
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