Connie Willis - Black-out

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Oxford, futur proche. L’université est définitivement dépoussiérée : historien est devenu un métier à haut risque. Car désormais, pour étudier le passé, il faut le vivre. Littéralement.
Michael Davies se prépare pour Pearl Harbor, Merope Ward est aux prises avec une volée d’enfants évacués en 1940, Polly Churchill sera vendeuse en plein cœur du Blitz, et le jeune Colin Templer irait n’importe où, n’importe quand, pour Polly…
Ils seront aux premières loges pour les épisodes les plus fascinants de la Seconde Guerre mondiale. Une aubaine pour des historiens, sauf que les bombes qui tombent sont bien réelles et une mort soudaine les guette à tout moment. Sans parler de ce sentiment grandissant que l’Histoire elle-même est en train de dérailler.
Et si, finalement, il était possible de changer le passé ?

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Les voix s’approchaient. Je ne sortirai pas d’ici, quoi qu’il arrive. Elle se blottit dans le coin et se prépara à patienter jusqu’à ce qu’ils s’en aillent.

Londres, le 25 octobre 1940

Je veux rentrer à la maison, si je peux.

Post-scriptum, sur une carte postale écrite par un évacué

Pendant une interminable minute, debout, toute raide, chez Padgett’s , Polly ne réussit pas à enregistrer ce que Michael Davies lui disait, ni même sa présence, tant elle s’était concentrée sur l’idée de trouver Merope. Elle se tenait devant lui, bouche bée, pendant qu’il lui secouait le bras et lui criait qu’ils devaient sortir du magasin.

Elle finit par retrouver la parole.

— Qu’est-ce que tu fais là ? Tu ne devais pas aller à Pearl Harbor ?

— C’est une longue histoire. Je te raconterai plus tard. La question, c’est : qu’est ce que, toi , tu fabriques ici ? Tu n’as pas entendu les sirènes ? Viens !

L’équipe de récupération , se dit-elle, stupéfiée. La voilà enfin !

Elle se sentait soudain légère et pleine d’entrain, comme si l’énorme poids qu’elle avait ignoré porter jusque-là avait été enlevé de ses épaules.

— Oh ! mon Dieu ! Michael, je… je suis tellement contente de te voir !

Toi , tu es contente ? (Un canon de DCA se mit à tonner.) Écoute, on ne peut pas rester ici. Il faut rejoindre un abri. Est-ce que ce magasin en a un ?

— Oui, mais on ne peut pas l’utiliser. Il a été démoli.

— Démoli ? Que veux-tu…

Padgett’s sera bombardé ce soir.

Ce soir ? À quelle heure ?

— Sais pas. Pendant l’un des premiers raids.

— Alors filons d’ici !

Il la poussa vers la cage d’escalier.

— Non ! On doit d’abord trouver Merope.

Merope ? Que fait-elle chez Padgett’s ? Elle était supposée rentrer depuis des siècles !

— Aucune idée, mais elle travaille au troisième étage, rayon « Mercerie ».

Elle lui arracha son bras et se précipita dans les lieux obscurs, appelant :

— Eileen !

Ah ! elle était là, debout près d’un comptoir.

— Merope ! clama Polly.

Mais ce n’était pas elle, juste un mannequin drapé de mousseline, dont la pose imitait une attitude à la mode. Polly le doubla en courant, dépassa des rouleaux de tissu et des rangées de machines à coudre, à la recherche de la mercerie.

C’était forcément ici, elle reconnaissait la vitrine à boutons et les casiers à fils, mais le comptoir était recouvert comme tous les autres d’un tapis vert, et sa lampe était éteinte.

— Merope ? Eileen ? Tu es là ?

Elle avait crié sans obtenir de réponse ni déceler de mouvement.

— Il n’y a personne, déclara-t-elle à Michael alors qu’il la rejoignait.

Il boitait.

— Que t’est-il arrivé ? Tu t’es abîmé le pied ?

— Oui, mais ce n’est pas récent. Je t’en parlerai plus tard. Tout de suite, il faut filer d’ici.

— Pas sans Merope.

— Qui t’a dit qu’elle bossait chez Padgett’s ?

— Une fille avec qui je travaille. Pourquoi ?

— Parce que je t’ai cherchée tout l’après-midi, et je ne l’ai pas vue.

— Mais… tu as regardé à cet étage ? Ici, au rayon « Mercerie » ?

— Oui. Elle n’y était pas.

— Elle s’est peut-être absentée pour sa pause-thé, ou…

— Non, je suis resté plus d’une heure. Et quand le magasin a fermé, je me suis posté à un endroit d’où je pourrais surveiller l’entrée du personnel. C’était ce que je faisais quand je t’ai repérée. Elle n’est pas sortie par là.

— Alors, c’est qu’elle est encore ici. Elle doit travailler ailleurs dans le magasin, déclara Polly. (Pourtant, Marjorie avait affirmé que la jeune femme était affectée à la mercerie, au troisième.) Ou on l’a envoyée faire un remplacement à un autre étage.

— Même si c’était le cas, elle serait partie, maintenant. (Il regarda le plafond.) Il faut filer. Tu entends ces avions ? Ils seront sur nous d’une minute à l’autre.

— Pas avant d’avoir fouillé les autres étages.

— On n’a pas le temps…

— Nous l’aurons si nous nous séparons. Tu redescends au premier, et tu remontes, et moi…

— Pas question. Ça m’a pris presque un mois pour te trouver. On ne se sépare plus. Viens. (Il lui attrapa le bras et la propulsa en avant.) On prend l’ascenseur.

— L’ascenseur ? Mais…

— Ne t’inquiète pas, je sais le faire marcher. C’est comme ça que je suis arrivé jusqu’ici.

Il la poussa dans la cabine restée ouverte.

— Mais on ne doit pas s’en servir pendant les raids.

— Le raid n’a pas encore commencé. (Il tira la grille en métal et posa la main sur le levier.) Quel étage ?

Elle jeta un coup d’œil sur les numéros qui surmontaient la porte.

— Le plus haut. Le sept. On ira de haut en bas.

— Comme les bombes ! (Il renversa le levier de l’autre côté du cadran et l’ascension démarra.) Il n’y a rien au septième, que des bureaux. On commencera au six.

— Te rappelles-tu ce qu’il y avait au sixième ?

— Sixième étage : « Porcelaine », « Articles de cuisine », « Ameublement », chantonna-t-il tel un liftier. Vous y êtes, madame. (L’ascenseur s’arrêta brutalement.) Désolé.

Il fit glisser la grille et tendit la main pour ouvrir.

— Attention, chuchota Polly. Si jamais le garde est là…

— Il n’y est pas. Il me cherche au rez-de-chaussée. (Il poussa la porte sur un vrombissement d’avions.) Ou, s’il a le moindre instinct de survie, il est dans un abri. Merope n’a pas l’air d’être…

— Prends ce côté, je prends l’autre.

Et Polly se précipita entre les rayons plongés dans l’obscurité, dépassa les ménagères et les sofas en criant fort le nom de la jeune femme pour dominer le grondement des avions. Mais elle n’apparut pas.

Et pas davantage au cinquième.

— Elle n’est pas là, grogna Michael, qui clopinait pour rejoindre Polly. Et il faut qu’on s’en aille. Les avions…

— Quatrième, déclara Polly d’un ton résolu.

Ils retournèrent dans l’ascenseur.

— S’il n’y a personne ici non plus, dit Michael en ouvrant la porte, on devra vraiment…

— Elle est là. Regarde, les lumières sont encore allumées.

En fait, des projecteurs antiaériens et le rougeoiement d’un incendie distant illuminaient l’étage, selon toute apparence désert.

— Elle n’est pas là non plus, affirma Michael.

— On doit quand même vérifier, s’obstina Polly.

Et elle quitta l’ascenseur. Il lui attrapa le bras.

— Nous n’avons plus le temps. Rends-toi à l’évidence, elle n’est pas à ce niveau. Même si elle y travaille vraiment, nous l’avons manquée, d’une façon ou d’une autre. Elle descendait peut-être dans un des ascenseurs pendant que nous montions dans l’autre. Il n’y a personne ici. Le magasin est entièrement vide.

— Non, il ne l’est pas. Il y a eu trois victimes. Trois personnes ont été tuées…

— D’accord, et nous serons deux d’entre elles si nous ne sortons pas dans l’instant .

Il avait raison. Les avions grondaient quasi au-dessus de leurs têtes. Et il était évident que Merope n’était pas là. Marjorie avait dû confondre le nom du magasin…

Marjorie, dont personne n’avait su qu’elle était à Jermyn Street. Et si Merope s’était attardée pour ranger ses étagères ? Et si elle était revenue parce qu’elle avait oublié quelque chose ? Il y avait eu trois victimes…

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