Je vais finir par tomber sur un champ. Je me suis sûrement trompée de direction.
Minute ! Voilà qu’apparaissait le portail du manoir, avec ses piliers de pierre et sa grille en fer forgé. Flanqué d’une guérite, que complétait une barrière pour empêcher les véhicules d’entrer. Et du factionnaire en uniforme.
— Votre nom et l’objet de votre visite, interrogea-t-il.
— Polly Sebastian. Je cherche quelqu’un, mais j’ai dû me tromper de chemin, je voulais me rendre au manoir.
— C’est ici.
De toute évidence, c’était l’armée qui l’occupait désormais. Par chance, elle n’avait pas essayé de trouver le site de son propre chef. Elle aurait pu se faire tuer.
— Quand… depuis combien de temps l’armée s’est-elle installée ?
— Désolé, il faudra demander au lieutenant Heffernan. Je ne suis ici que depuis deux semaines.
— Savez-vous si des membres du personnel sont restés après la réquisition du manoir ?
— Demandez au lieutenant.
Il recula dans la guérite et décrocha le téléphone.
— Une Mlle Sebastian pour le lieutenant Heffernan. Oui, monsieur. (Il raccrocha et sortit.) On vous attend là-bas. (Il leva la barrière.) Suivez l’allée jusqu’à la maison et demandez les opérations. (Il lui tendit un laissez-passer de visiteur en carton.) Il faut traverser là.
Son doigt pointait entre deux casernes à l’air neuves.
— Merci.
Et Polly s’éloigna sur l’allée de gravier, même si cela n’avait plus de sens. La mission de Merope avait évidemment pris fin avec la réquisition du manoir. À moins qu’ils aient transféré le reste des évacués dans un autre village et que la jeune femme soit partie avec eux. Mais le lieutenant Heffernan ne savait rien au sujet des enfants.
— À mon arrivée, l’école était déjà fonctionnelle.
— Quand l’armée a-t-elle investi le manoir ?
— En août, je crois.
Août.
— Est-ce que des domestiques sont restés ?
— Non. Il est possible que certains d’entre eux aient accompagné la dame du manoir. Il me semble qu’elle est partie vivre chez des amis.
Dans ce cas, elle n’aurait emmené que sa femme de chambre et son chauffeur.
— Je peux vous donner l’adresse de la comtesse, dit-il en fouillant dans une pile de papiers. Elle est quelque part là-dedans…
— Ce n’est pas nécessaire. Savez-vous si les évacués du domaine sont retournés chez eux, ou si on les a logés ailleurs ?
— Je l’ignore, malheureusement. Je pense que le sergent Tilson était présent, à cette époque. Peut-être pourra-t-il vous aider.
Hélas ! le sergent Tilson n’était pas davantage au manoir à ce moment-là.
— Je n’étais pas là avant le 15 septembre. Les évacués étaient déjà rentrés chez leurs parents.
— Chez leurs parents ? À Londres ?
Il acquiesça.
Il était exclu que Merope les ait accompagnés.
— Et le personnel ?
— D’après ce que le capitaine Chase disait, ils sont eux aussi partis retrouver leurs familles.
— Le capitaine Chase ?
— Oui. Il était chargé d’installer l’école d’entraînement. Il aurait pu vous renseigner – il était là quand ils ont tous plié bagage –, mais vous venez juste de le manquer. Il a quitté l’école pour Londres tôt ce matin, et il ne reviendra pas avant mardi. (Il fronça les sourcils.) Le pasteur du village devrait pouvoir vous préciser où ils sont allés.
Si je parviens à le trouver…
Cela dit, si elle réussissait à regagner Backbury avant 11 heures, il serait à l’église, en train de préparer le service.
Elle se dépêcha de prendre congé du sergent – et de la sentinelle, qui souleva de nouveau la barrière pour la laisser passer, solennel –, et s’engouffra sur le chemin du retour.
Il était déjà plus de 10 heures. Je ne m’en sortirai jamais à pied , se dit-elle, et c’était trop loin pour courir. Par ailleurs, à l’instant où elle franchissait le portail, il se mit à pleuvoir pour de bon, et le chemin se transforma en bourbier. Elle dut s’arrêter deux fois pour gratter avec un bâton la boue agglutinée sous la semelle de ses chaussures.
Ils seront tous à l’église , pensait-elle quand, pataugeant, elle atteignit enfin le village. Sur le flanc de l’édifice, le pasteur gagnait l’entrée de la sacristie, mi-courant, mi-marchant, son bras serré sur une liasse de papiers, sa robe voletant derrière lui.
— Mon révérend ! appela-t-elle en se précipitant vers lui. Mon révérend !
Était-ce bien le pasteur ? Maintenant qu’elle approchait de lui, il lui semblait terriblement jeune. C’était peut-être le chef de chœur, et les papiers qu’il portait les hymnes du jour.
— Monsieur ! Attendez !
Elle le rattrapa de justesse alors qu’il allait entrer.
— Qu’y a-t-il, mademoiselle ? interrogea-t-il, la main sur la porte à demi ouverte de la sacristie.
Ses yeux glissèrent de ses cheveux mouillés à ses chaussures boueuses.
— Il s’est passé quelque chose ? Avez-vous eu un accident ?
— Non, dit-elle, le souffle coupé par sa course. Je reviens du manoir. Je suis arrivée en bus ce matin…
— Mon révérend ! (Un petit garçon sortait la tête par la porte entrebâillée.) Mlle Fuller dit de vous prévenir qu’ils ont fini le prélude.
Il tira sur la manche du pasteur, lequel répondit :
— Je viens, Peter.
Avant de demander à Polly :
— Il s’est passé quelque chose à l’école ?
— Non. Je souhaitais juste vous poser une question. Je…
— C’est l’heure de l’invocation ! piailla Peter.
— Je dois y aller, déclara le pasteur sur un ton de regret, mais je serai heureux de parler avec vous dès que le service sera terminé. Voudriez-vous vous joindre à nous ?
— Mon révérend , c’est l’heure ! le gendarma Peter.
Et il l’entraîna à l’intérieur de l’église.
Les jeux sont faits ! se dit Polly, et elle s’en fut à la gare attendre son train.
À moins que le chef de gare ne sache où les évacués sont partis ?
Mais il avait apparemment passé les trois dernières heures à boire.
— Qu’esse v’voulez ?
De toute évidence, il ne l’avait pas reconnue.
— J’attends le train de 11 h 19 pour Londres.
— Y en a p’pour des ’zeures, bafouilla-t-il. Satanés d’trains d’bidasses. Toujours en r’tard.
Parfait. En définitive, elle pourrait retourner à l’église, attendre la fin du service et interroger le pasteur. Et si le train de 11 h 19 avait autant de retard que ceux qu’elle avait pris jusqu’ici, elle pourrait aussi interroger tous les autres habitants du village. Elle regagna l’église sous une pluie battante et se glissa au fond du sanctuaire.
Seules les premières rangées des bancs étaient occupées par des gens : plusieurs dames à toison blanche et chapeau noir, une poignée d’hommes au crâne dégarni, et de jeunes mères avec leurs enfants. Ils finissaient juste de chanter : Ô mon Dieu, notre aide aux temps jadis . Avançant sur la pointe des pieds, Polly s’assit sur le dernier banc.
Le pasteur leva les yeux de son livre de cantiques et l’accueillit d’un sourire, et l’une des femmes aux cheveux blancs, qui ressemblait à un hybride de Mlle Hibbard et de Mme Wyvern, se retourna pour lui jeter un regard glacial. Mlle Fuller, à n’en pas douter.
C’est à elle que je devrais m’adresser.
Le capitaine avait suggéré le pasteur, mais Polly doutait qu’il fût intime avec les aides appointés du manoir. Backbury était un petit village, et Mlle Fuller et les autres vieilles femmes connaîtraient les allées et venues de tout le monde. Il fallait juste réussir à franchir le cap de ce regard furieux.
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