Tensing s’en sortait encore mieux. Il ne marchait pas seulement dans le jardin d’hiver, mais aussi le long des salles, et il montait et descendait l’escalier avec l’approbation de son médecin.
— À cette allure, vous serez parti dans moins de quinze jours, dit Mike quand il vint le voir, un mercredi, en robe de chambre et pantoufles.
— Non, répondit Tensing en approchant une chaise. Je suis libéré demain matin. Je l’ai appris cet après-midi.
Il s’assit et se pencha en avant, baissant la voix.
— Désolé de rompre notre association, mon vieux, mais le devoir m’appelle, et vous vous en tirez à merveille. Vous serez dehors en un clin d’œil.
— Vous reprenez votre ancien boulot ?
Et si le War Office est bombardé ? En ce moment, Londres n’est pas moins dangereux que le front.
— Mon ancien boulot ? répéta Tensing, qui semblait déconcerté.
— Au War Office.
— Ah ! oui. Remplir des formulaires n’a rien d’un travail prestigieux, je sais, mais ça doit être fait. Et ces jours-ci, c’est plutôt excitant à Londres, avec les raids et tout ça.
— C’est comme ça que vous vous êtes blessé ? Pendant un raid ?
— Rien d’aussi dramatique, j’en ai peur. Une machine à écrire m’est tombée dessus. (Il serra la main de Mike.) J’espère que nous nous reverrons.
Sûrement pas , pensa Mike, mais il acquiesça.
— Bonne chance !
Tensing secoua la tête.
— Mauvaise réplique. La réponse correcte est « dix-neuf horizontal : ce que souhaite un pied gauche. »
Et il s’en fut.
Mike mit dix minutes avant de comprendre que la solution était « merde ».
Il la marqua sur un petit bout de papier qu’il tendit à sœur Carmody quand elle s’approcha de son lit mais, avant qu’il ait pu la prier de le faire passer à Tensing, elle demanda :
— Vous sentez-vous assez bien pour recevoir un visiteur ?
— Un visiteur ?
Cela ne pouvait être Daphne. Dans sa dernière lettre, elle avait écrit qu’il y avait eu un afflux de soldats sur la côte « à cause de l’invasion toute proche ». En conséquence, le pub affichait complet, impossible pour elle de s’éclipser. Mike avait traduit qu’elle s’était trouvé un flirt. Dieu merci !
— Oui, disait sœur Carmody, c’est un nouveau patient. Dès son admission, il a voulu savoir si vous étiez ici.
Mike ne se trompait donc pas quand il pensait que l’équipe viendrait déguisée en patients.
— Où est-il ?
Il allait sauter du lit quand il se rappela qu’il était encore censé jouer les alités.
— Je vous l’envoie, déclara sœur Carmody.
Presque aussitôt, les portes de la salle volèrent sous la poussée d’un homme au visage constellé d’éphélides, l’épaule bandée, un bras dans le plâtre, qui s’avançait d’un pas vif entre les lits. C’était Hardy.
— Vous vous souvenez de moi ? Le soldat David Hardy ? de Dunkerque ?
— Oui, répondit Mike, qui regardait son plâtre.
Je te voulais mort, pour que tu n’aies pas eu la moindre chance de faire du dégât.
— Ça ne m’aurait pas surpris, que vous m’ayez oublié. Vous étiez dans un sale état. Comment va votre pied ? Est-ce qu’ils ont dû le couper ?
— Non.
— Non ? J’aurais juré qu’il faudrait l’enlever, déclara-t-il d’un ton joyeux. Ç’avait l’air d’un sacré charcutage.
— Comment avez-vous attrapé ça ? interrogea Mike en désignant le plâtre de Hardy.
— Dunkerque. Un Messerschmitt. Il fonçait droit sur nous, alors j’ai plongé sur le pont et je me suis écrasé sur le côté. Mon omoplate a explosé. C’est pour ça que je suis ici, pour qu’on l’opère parce qu’elle ne se rétablit pas correctement, et au moment où je suis arrivé, j’ai demandé : « Y a-t-il un patient, ici, qui a bousillé son pied en débloquant une hélice à Dunkerque ? », et on m’a répondu oui. Vous ne pouvez pas imaginer comme j’étais heureux. À Douvres, l’hôpital n’avait aucune trace de votre admission, et pourtant je vous avais mis dans l’ambulance moi-même. Je pensais que vous deviez être mort en chemin. Ensuite, quand ils m’ont annoncé qu’ils m’envoyaient à Orpington, je me suis dit que c’était peut-être ce qui s’était produit pour vous, et voilà, vous êtes là. Je suis tellement content de vous avoir trouvé. Je voulais vous remercier de m’avoir sauvé la vie. Sans vous, je serais dans un camp de prisonniers en Allemagne. Ou pire. (Il sourit, radieux.) Et je tenais aussi à ce que vous sachiez quel bon travail vous avez fait le jour où vous m’avez sauvé. Dès que j’ai pu bénéficier d’un repas chaud et d’un peu de repos, je suis reparti sur la Mary Rose , puis, après son naufrage, sur le Bonnie Lass . J’ai fait quatre voyages en tout, et j’ai moi-même fait monter cinq cent dix-neuf hommes à bord avant de les ramener sains et saufs à Douvres. (Il décocha un clin d’œil joyeux à Mike.) Et tout ça c’est parce que j’ai aperçu votre lumière !
En route pour Londres, le 29 septembre 1940
Aucun navire en vue. Quelque chose a mal tourné.
Le capitaine John Dodd, officier de l’Artillerie royale, à Dunkerque, mai 1940
Le voyage de retour à Londres fut encore plus éprouvant que celui de l’aller à Backbury. Le train n’offrait plus aucune place assise, et Polly dut rester debout dans le couloir, à demi écrabouillée. Ce qui présentait un unique avantage : il était impossible qu’elle tombe quand les voitures tanguaient ou s’immobilisaient à l’occasion du passage d’un des inévitables convois militaires.
Quand elle prit sa correspondance à Daventry, elle se débrouilla pour s’emparer d’un siège dans un compartiment, mais dès le premier arrêt des meutes de soldats envahirent le wagon, tous avec d’énormes sacs dont ils bourraient les porte-bagages au-dessus de leurs têtes, jusqu’à ce qu’ils débordent. Ils les posaient alors sur les banquettes déjà bondées, enserrant Polly dans un espace qui se rétrécissait sans cesse.
Colin m’avait avertie des dangers des explosions et des shrapnels, mais pas de l’éventualité de périr étouffée. Ou poignardée à mort… Elle tentait de déplacer le sac déposé à sa droite. Il s’enfonçait si fort entre ses côtes qu’il devait contenir une baïonnette !
Et pourquoi fallait-il que ce train arrive à Backbury à l’heure, aujourd’hui entre tous les autres jours ? Pendant la guerre entière, aucun autre train n’avait respecté ses horaires. S’il avait dû se garer du fait d’un unique convoi militaire, elle aurait eu le temps de parler au pasteur et d’obtenir la certitude que Merope était rentrée à Oxford.
Bien sûr qu’elle est rentrée ! Elle a levé le camp dès que l’armée a réquisitionné le manoir. De toute évidence, sa mission avait été conçue pour se terminer à ce moment-là. Dans le remue-ménage des départs, sa disparition n’aurait même pas été remarquée. On aurait pensé qu’elle avait été embauchée ailleurs ou qu’elle était retournée chez elle, dans sa famille, comme le sergent l’avait dit.
Et si elle n’était pas partie pour Oxford ? Si les évacués avaient été envoyés dans un autre village, accompagnés de Merope ?
Non. Le sergent avait affirmé que les enfants étaient rentrés à Londres, et même s’ils avaient été envoyés dans un autre manoir il y aurait eu du personnel à demeure pour les prendre en charge. De plus, escorter les petits Hodbin, c’était bien la dernière des choses qu’aurait souhaité Merope. Tout comme s’éloigner de son point de saut. Si on lui avait demandé d’accompagner les évacués, elle aurait trouvé n’importe quelle excuse pour filer au site de transfert et regagner Oxford séance tenante.
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