Dans tous les cas, elle n’était plus là, ce qui entraînait l’immobilisation de Polly jusqu’à ce qu’on vienne la chercher. Mais cela signifiait aussi qu’elle pouvait cesser d’imaginer que le filet s’était rompu – ou pire –, et qu’on ne pourrait pas la secourir avant la date limite. De toute évidence, le site de Merope fonctionnait, ou la jeune femme ne serait pas rentrée.
Un point de divergence était sans doute à l’origine du problème – ou une série de divergences –, et l’équipe la retrouverait dès que ce serait terminé. Peut-être était-ce déjà fini et l’équipe l’attendait-elle chez Townsend Brothers , mais il était hautement improbable qu’ils soient venus le seul jour où elle était absente.
Si son absence ne durait qu’ un jour. À ce régime, il lui faudrait une semaine pour retourner à Londres. Le train de Daventry était tellement en retard, et il y avait eu tant de ralentissements qu’à 18 heures ils n’avaient toujours pas atteint Hereford. Elle aurait donc pu rester jusqu’au bout de la messe, questionner tous les habitants de Backbury, et attraper le bus du retour. Cependant, après Reading, l’allure s’accéléra et, peu avant 22 heures, l’un des soldats annonça :
— On arrive à Ealing. Nous serons à Londres bientôt.
Le train quitta la gare et s’arrêta. Pour de bon.
— Est-ce encore un convoi militaire ? demanda Polly.
— Non. Un raid aérien.
Polly se remémora le sermon du pasteur : « Nous craignons d’être piégés à jamais dans cet horrible endroit. » C’était bien envoyé , pensa-t-elle, appuyant sa tête contre le sac du soldat, et tentant de se reposer.
Il était heureux que Marjorie ait accepté de la couvrir au cas où elle ne se présenterait pas à l’heure de l’ouverture. Ils n’entrèrent dans la gare d’Euston qu’à 8 h 30 le matin suivant, après quoi Polly dut affronter Londres-après-un-gros-raid, autant dire une véritable course d’obstacles. Les Piccadilly et Northern Lines étaient interrompues ; le bus qu’elle avait eu l’intention de prendre était couché sur le flanc au milieu de la rue et des panneaux indiquant « Danger : UXB » barraient tous les autres accès.
Il était 11 h 30 quand Polly atteignit Townsend Brothers . Marjorie aurait certainement appris à Mlle Snelgrove la maladie de la mère de Polly. Laquelle devrait demander à son amie ce qu’elle avait déclaré précisément, afin que leurs allégations concordent.
Mais Marjorie n’était pas là. Quand Polly parvint à son étage, Doreen se précipita sur elle pour l’interroger :
— Où étais-tu passée ? On croyait que tu étais partie avec Marjorie !
— Partie ? répéta Polly en jetant un coup d’œil au comptoir de Marjorie où se tenait une brunette potelée qu’elle ne reconnut pas. Où ça ?
— Personne ne sait. Marjorie n’en a parlé à personne. Juste, elle ne s’est pas présentée ce matin. Mlle Snelgrove était livide , en plus sans savoir si tu viendrais ou pas, alors qu’on a tout ce monde. Les clients ont débarqué ici en masse ! (Elle désigna la brunette.) Ils ont dû faire descendre Sarah Steinberg des « Articles ménagers » pour la remplacer en attendant d’embaucher quelqu’un.
— Embaucher quelqu’un ? Mais ce n’est pas parce que Marjorie n’est pas venue ce matin qu’elle a démissionné. Elle a pu rencontrer des difficultés sur son trajet. C’était une horreur pour moi depuis la gare. Ou quelque chose lui est peut-être arrivé ?
— C’est ce que nous avons d’abord pensé, à cause des raids la nuit dernière. Et quand Mlle Snelgrove a téléphoné à sa logeuse, elle disait que Marjorie n’était pas rentrée, et qu’elle avait appelé les hôpitaux. Mais elle vient de rappeler pour dire qu’elle a vérifié la chambre de Marjorie, et que toutes ses affaires ont disparu. Marjorie racontait tout le temps qu’elle voulait aller à Bath rejoindre sa colocataire, mais je ne la croyais pas capable de le faire vraiment, pas toi ?
— Non, reconnut Polly.
Marjorie ne lui avait pas soufflé un mot de ce départ. Elle lui avait promis de couvrir son absence et d’indiquer à l’équipe de récupération où elle était. Et s’ils étaient passés ce matin ?
— Quelqu’un est-il venu…
Doreen lui coupa la parole.
— Vite ! Voilà Mlle Snelgrove, chuchota-t-elle.
Elle fila vers son comptoir et Polly se dirigea vers le sien, mais trop tard. Mlle Snelgrove fonçait déjà sur elle.
— Eh bien ? interrogea-t-elle. Je suppose que vous avez une bonne raison pour expliquer vos deux heures et demie de retard ?
Tout dépend de ce que Marjorie t’a raconté samedi.
Avait-elle prétendu que son amie était malade, ou qu’elle rendait visite à sa mère ?
— Eh bien ? insista Mlle Snelgrove en croisant ses bras d’un air belliqueux. J’imagine que vous vous sentez mieux ?
Polly était donc censée avoir été malade.
J’espère.
— Pas vraiment. J’ai encore un peu la courante. J’ai téléphoné pour prévenir que je ne viendrais pas aujourd’hui, mais comme j’ai appris que vous étiez terriblement débordés, j’ai préféré tenter de vous rejoindre.
Mlle Snelgrove ne semblait pas impressionnée.
— À qui avez-vous parlé ? Était-ce Marjorie ?
— Non, je ne sais pas qui c’était. J’ignorais tout pour Marjorie avant d’arriver ici. J’étais tellement surprise…
— Bon. Dites à Mlle Steinberg qu’elle peut retourner à son rayon. Et je crois que vous avez un client.
— Ah ! oui, excusez-moi.
Et Polly se rendit à son poste, mais Mlle Snelgrove continuait de la guetter comme le faucon sa proie, si bien qu’elle ne trouva pas un instant pour interroger Sarah sur une éventuelle visite dans la matinée. Elle n’en eut pas davantage l’occasion avec Doreen avant que Mlle Snelgrove s’en aille pour sa pause-déjeuner. Dès qu’elle fut hors de vue, Polly se précipita au comptoir de Doreen.
— Avant qu’elle parte, Marjorie ne t’a pas dit si quelqu’un avait demandé à me voir ?
— Je n’ai pas eu une minute pour lui parler. On était submergées, avec toi qui étais malade. En plus, juste avant la fermeture, Mlle Snelgrove a prétendu que je m’étais trompée dans mes reçus de vente, et j’ai dû tout additionner de nouveau. Le temps que je finisse, Marjorie avait disparu.
Elle lui adressa un regard inquisiteur.
— Qui attendais-tu ? Quelqu’un que tu as rencontré ?
— Non.
Polly répéta l’histoire servie à Marjorie, sur sa cousine arrivant à Londres, avant d’insister :
— Et tu ne l’as vue discuter avec personne ?
— Non, je t’assure, on était affreusement débordées. Il y avait un article dans les journaux de samedi matin annonçant que le gouvernement allait rationner la soie parce que la RAF en avait besoin pour fabriquer des parachutes, et tout Londres a débarqué pour acheter des chemises de nuit et des culottes. Elle aurait au moins pu dire au revoir. (La voix de Doreen tremblait d’indignation.) Ou laisser un message, par exemple.
Un message. Polly revint à son comptoir et fouilla ses tiroirs et son livre de vente, puis, sous prétexte de ranger la marchandise, les tiroirs des bas et des gants, mais elle ne trouva qu’un bout de papier d’emballage sur lequel étaient écrits ces mots énigmatiques : « Porcelaine 6, Fumée 1 », sans doute un mémento pour commander des couleurs de bas. Ou la description d’un lieu bombardé. Mais pas de message.
Bien qu’il soit douteux que Sarah ait pu le découvrir et l’empocher, Polly courut aux « Articles ménagers » l’interroger pendant sa pause-thé. La jeune femme n’avait rien vu et, non, personne n’était venu demander Polly ce matin avant qu’elle n’arrive. Sarah n’avait pas non plus parlé à Marjorie samedi. Pas plus que les autres filles, à l’exception de Nan, et Marjorie n’avait mentionné aucun visiteur pour Polly.
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