Je risque sacrément plus en restant ici.
Mike passa les jours suivants à tenter de convaincre le docteur de le libérer, et l’attente le rendit quasi fou. Les sirènes et le bruit des bombes de plus en plus proches s’unissaient aux sanglots de Bevins pour ajouter à son tourment.
— C’est l’invasion, criait le caporal. Il faut sortir immédiatement !
J’essaie , se disait Mike, enfouissant sa tête sous son oreiller.
— Hitler arrive ! Il sera là d’un moment à l’autre !
Difficile d’imaginer que cela ne se produirait pas. D’après les journaux, la Luftwaffe pilonnait Londres nuit après nuit. La tour de Londres, Trafalgar Square, la station de métro Marble Arch et le palais de Buckingham avaient tous été frappés, et des milliers de gens tués.
— C’est épouvantable ! s’exclama Mme Ives quand elle apporta le Herald , dont la une affichait : « Aucune diminution des raids nocturnes : les Londoniens demeurent inébranlables. » Ma voisine a été bombardée la nuit dernière et…
— Comment faut-il procéder pour obtenir de nouveaux papiers d’identité ? l’interrompit Mike. Les miens ont été détruits à Dunkerque, et j’ignore où se sont envolés mes vêtements.
— Le Service d’assistance aux victimes est responsable de toutes ces choses, je crois.
Et, le matin suivant, une jeune femme se présentait au chevet de Mike avec un calepin et des dizaines de questions pour lesquelles il n’avait pas de réponse, depuis son numéro de passeport jusqu’à la pointure de ses chaussures.
— Elle a changé récemment, indiqua-t-il. Ma pointure. Surtout celle du pied droit.
Elle passa outre.
— Quand votre passeport a-t-il été délivré ?
— C’est le rédacteur en chef, au journal, qui s’est occupé de mes papiers, affirma-t-il, priant pour qu’elle suppose une administration différente aux États-Unis.
— Quel est son nom ?
— James Dunworthy. Mais il n’est plus là. On l’a détaché en Égypte.
— Et le nom de votre journal ?
— L’ Omaha Observer .
Ils vont vérifier, découvrir qu’il n’y a pas de journal à ce nom, pas davantage de passeport, et je me retrouverai bouclé dans la tour de Londres, avec tous les agents ennemis.
Cependant, quand elle revint cet après-midi-là, elle apportait une carte d’identité de secours, un carnet de rationnement et une carte de presse.
— Pour obtenir un nouveau passeport, il faut remplir ce formulaire et l’envoyer avec une photographie à l’ambassade américaine, à Londres. J’ai bien peur que cela prenne plusieurs mois. La guerre, vous savez.
Bénie soit la guerre !
— En attendant, voici un passeport temporaire et un visa. (Elle les lui tendit.) J’ai laissé des habits pour vous chez la surveillante générale.
Et soyez bénie, vous aussi.
— Avez-vous une idée de l’endroit où aller, en sortant d’ici ?
Il n’avait pensé à rien d’autre. Il avait besoin de retourner à Saltram-on-Sea et au point de transfert, mais il devait y arriver sans qu’un seul des villageois l’aperçoive, surtout Daphne. Dont il ne pouvait courir le risque qu’elle s’attache davantage à lui. Elle était capable de refuser un rendez-vous avec l’homme qu’elle était censée épouser, ou de se sentir abandonnée quand il partirait et de se jurer de renoncer aux journalistes. Ou aux Américains. Des centaines d’Anglaises s’étaient mariées à des soldats américains. Daphne pouvait très bien avoir été l’une d’elles. Et Mike avait déjà causé assez de dégâts. Il devait se sauver avant d’en créer encore. Se rendre à Douvres et, là, prendre le bus à destination de Saltram-on-Sea. Et prier pour que le chauffeur accepte de le déposer à hauteur de la plage… et pour que son pied lui permette de descendre le sentier jusqu’au point de saut.
— J’avais dans l’idée d’aller à Douvres, annonça-t-il à l’envoyée du Service d’assistance. J’ai un ami journaliste, là-bas. Il m’accueillera.
Le matin suivant, elle lui apportait un ticket de train pour Douvres, un bon d’hébergement, et un billet de cinq livres :
— Pour vous aider jusqu’à ce que vous soyez installé. Vous faut-il autre chose ?
— Mon autorisation de sortie.
Elle accomplissait vraiment des miracles, parce que le docteur la signa dans l’après-midi. Mike appela aussitôt sœur Gabriel et demanda ses vêtements.
— Pas avant que la surveillante ait contresigné vos papiers.
— Et c’est pour quand ?
On était mercredi et, comme son expérience malheureuse le lui avait appris, les bus pour Saltram-on-Sea ne circulaient que les mardis et vendredis. Il faudrait donc être sur place avant vendredi.
— Je ne suis pas sûre. Demain, peut-être. Vous ne devriez pas vous montrer si empressé de nous quitter.
Sœur Carmody lui témoigna plus de compréhension.
— Je sais ce qu’on ressent quand on veut retourner combattre et qu’on est forcé d’attendre. Ça fait des mois que j’ai réclamé mon transfert sur une antenne chirurgicale du front.
Et elle promit d’intervenir auprès de la surveillante.
Elle tint parole. Moins d’une heure avait passé quand elle revint avec le ballot des habits fournis par le Service d’assistance.
— Vous êtes autorisé à sortir aujourd’hui.
Le trousseau se composait d’un costume en tweed marron, d’une chemise blanche, d’une cravate, de boutons de manchette, de chaussettes, de sous-vêtements, d’un pardessus en laine, d’un chapeau mou et de chaussures dans lesquelles Mike souffrit le martyre en y enfilant son pied abîmé, sans parler de marcher avec.
Ils ne me laisseront jamais sortir d’ici quand ils me verront boiter comme ça.
Et on le lui aurait interdit si l’hôpital n’avait pas eu pour politique d’accompagner en fauteuil roulant jusqu’à leur taxi les patients qui partaient. Au dernier moment, sœur Carmody lui donna une paire de béquilles.
— Ordre du docteur. Il veut que vous évitiez l’appui sur votre pied. Et voici quelque chose pour le voyage. (Elle lui tendait un paquet entouré de papier d’emballage.) De la part de nous tous. Écrivez pour dire comment vous allez.
— Je le ferai, mentit Mike.
Et il demanda au chauffeur du taxi de le conduire à la gare Victoria. En chemin, il ouvrit le paquet. C’était un recueil de mots croisés.
Il grimpa dans le premier train en partance pour Douvres et, dès son arrivée, s’en fut chez un prêteur sur gages troquer les boutons de manchette et le manteau pour quatre livres. Il aurait bien vendu les béquilles, mais elles s’étaient révélées précieuses, lui permettant d’obtenir une place assise dans une rame pleine à craquer. Avec un peu de chance, elles convaincraient aussi le chauffeur du bus de laisser descendre Mike à hauteur de la plage.
S’il parvenait à découvrir où se trouvait l’arrêt du bus. Personne ne semblait au courant, pas même le chef de gare. Ni le prêteur sur gages. Mike se creusait la tête. Dans les hôtels, on saurait. Il connaissait leur emplacement, grâce à la carte de Douvres qu’il avait mémorisée, des mois plus tôt, à Oxford, mais ils étaient tous trop éloignés pour s’y rendre à pied avec sa blessure. Il héla un taxi, se battit avec ses béquilles pour les glisser dans l’habitacle, et s’assit sur le siège arrière.
— On va où, mon pote ? demanda le chauffeur.
— L’hôtel Imperial. Non, attendez. (Cet homme saurait d’où les bus partaient.) J’ai besoin de prendre le bus pour Saltram-on-Sea.
— Aucun bus n’y va. Depuis juin. L’accès de la côte est interdit.
— Interdit ?
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