Je n’ai pas modifié le futur , exulta-t-il. Nous n’avons pas perdu la guerre à cause de moi. Et si je parviens au site sans rien changer d’autre, je rentrerai libre à la maison.
Si j’arrive à descendre à la plage , corrigea-t-il après un regard aux falaises de craie, qui s’élevaient de kilomètre en kilomètre. Point positif, les militaires comptaient apparemment sur ces falaises pour arrêter les tanks. Les seules défenses sur les plages en contrebas consistaient en fil de fer barbelé doublé de deux rangées de pieux.
Il avait commencé à pleuvoir juste après Hythe. À travers le pare-brise, Mike scrutait la route blanche et l’océan gris qu’il apercevait brièvement derrière les falaises, en quête de repères qu’il pourrait reconnaître. La route s’écarta de nouveau de la Manche puis s’en rapprocha tandis qu’elle montait. Mike ne devait plus être loin…
C’était là. On grimpait au sommet d’une petite colline d’où l’on découvrait tout le versant qui menait à Saltram-on-Sea, et la côte au-delà. Mike gara son véhicule sur l’herbe et sortit, affichant une mine renfrognée à destination de quiconque serait en train de l’observer, avant de claquer la porte avec colère. Il souleva le capot et se pencha dessous. Il aurait aimé savoir comment faire jaillir de la vapeur pour produire l’effet d’une surchauffe, mais il n’avait pas la moindre idée du fonctionnement d’un moteur à essence et il ne voulait pas risquer une panne réelle .
Il simula quelques ajustements puis, comme s’il était excédé, administra une gifle brutale à l’aile de la voiture, clopina jusqu’au bord de la falaise, regarda d’un air dégoûté la Manche grise, le ciel gris, et enfin la plage en bas. Malgré une saillie pointue de l’escarpement qui lui masquait le point de transfert, il voyait presque tout le reste de la plage. Mêmes pieux et fils de fer barbelés, mais pas de nids de mitrailleuse, pas de gardes postés, pas de barbelés coupants. Parfait.
À moins que la plage ne soit minée. Cependant le site n’était pas éloigné de la paroi de la falaise, et on aurait probablement enfoui les mines à proximité de la ligne d’eau, ou entre les fossés antichars. On s’attendait à une invasion depuis la plage, pas depuis la terre.
Le vent soufflait fort au sommet de la colline. Debout dans le crachin humide, Mike se refroidissait. Il releva le col de sa veste, regrettant d’avoir vendu son manteau. Surtout si la fenêtre de saut tardait à s’ouvrir. Mais cela ne se produirait pas. Le bon point avec ces barbelés et ce temps misérable, c’est qu’il n’avait pas besoin de s’inquiéter de la présence de quelqu’un dehors, y compris des gardes-côtes. Et s’il y avait des bateaux là-bas, dans cette houle impétueuse, ce dont il doutait, leurs équipages auraient les yeux fixés sur la Manche, pas sur la plage. Mike aurait donc le champ libre.
S’il pouvait atteindre le site. Il avança un peu plus loin afin de dégager sa perspective, mais l’éperon la bouchait encore. Il revint à la voiture, s’y installa, fit semblant de tester un démarrage, puis sortit derechef et boita le long de la route comme s’il cherchait une maison où il pourrait demander de l’aide. Quand il jugea qu’il avait dépassé le ressaut de l’escarpement, il clopina de nouveau vers le bord de la falaise.
On découvrait clairement le point de saut depuis cet endroit. Mike voyait les deux flancs dentelés du rocher jaillir du sable. Et entre les deux, au milieu, pile au sommet du site, un canon d’artillerie de 152 mm.
Et le parc fut soudain envahi d’églantiers et de ronces, si mêlés que personne, à l’avenir, ne pourrait plus y entrer.
La Belle au bois dormant
Bouleversée, Polly dévisageait Doreen, sanglotant au milieu de la station de métro fourmillante, indifférente aux gens qui les poussaient pour passer.
— Bombardée ? répéta-t-elle.
Marjorie est morte. Voilà pourquoi elle n’a prévenu personne de son départ.
— Et le pire…, essaya d’ajouter Doreen à travers ses larmes. Oh ! Polly, elle est restée sous les décombres pendant trois jours avant qu’ils la trouvent !
Le pauvre corps mutilé de Marjorie avait attendu là-bas pendant trois jours. Parce que personne ne savait qu’elle était là. Parce que personne ne savait même qu’elle avait disparu.
— Mais sa logeuse disait qu’elle était partie, qu’elle avait emporté ses affaires. Pourquoi… ?
— Je l’ignore. Je le lui ai demandé, mais elle a répondu qu’on ne l’autorise pas à rendre visite à Marjorie.
— On ne l’autorise pas… Elle est vivante ? s’exclama Polly, attrapant les deux bras de Doreen. Où est-elle ?
— À l’hôpital. Mme Armentrude – c’est sa logeuse –, dit qu’elle est très mal en point… Son ventre…
Seigneur ! elle a des lésions internes.
— Mme Armentrude dit qu’elle a une rupture de la rate…
Polly sentit renaître l’espoir. Une rupture de la rate se soignait, même en 1940.
— A-t-elle parlé d’infection ?
Doreen secoua la tête.
— Non… Elle s’est cassé les côtes et… et… le bras !
Et la jeune femme s’effondra complètement.
On ne mourait pas d’une fracture du bras, quel que soit le siècle, et si une péritonite n’avait pas compliqué le tableau clinique Marjorie pourrait s’en sortir.
— Tenez, ma chère, disait Mlle Laburnum qui tendait à Doreen un mouchoir au liseré de dentelle. Mlle Sebastian, voulez-vous que j’aille à la cantine chercher une tasse de thé pour votre amie ?
— Ce n’est pas la peine, je vais bien, déclara Doreen, qui s’essuyait les joues. Je suis désolée. C’est juste que je trouve si terrible d’avoir prétendu qu’elle avait filé, et qu’elle nous plantait le bec dans l’eau, alors que pendant tout ce temps…
Elle se remit à pleurer.
— Tu ne savais pas, la réconforta Polly.
Nous aurions dû savoir. J’aurais dû savoir qu’elle ne serait jamais partie à Bath sans me prévenir, qu’elle ne m’aurait jamais laissée tomber après avoir promis de me couvrir…
— C’est ce que dit Mlle Snelgrove, renifla Doreen. Que ce n’est la faute de personne. Que même si nous avions appris que Marjorie était toujours à Londres, nous n’aurions pas su où elle était. J’ignore ce qu’elle fabriquait à Jermyn Street. Elle devait être en route pour la gare quand le raid a commencé.
Mais Jermyn Street n’est pas du tout près de la gare de Waterloo. C’est dans la direction opposée.
— Vous imaginez ça ? Vous croyez que vous serez bientôt en sécurité loin de Londres, et alors… (Ses pleurs redoublèrent.) J’aimerais tant que nous puissions l’aider, mais Mme Armentrude dit qu’ils n’autorisent aucune visite.
— Vous pourriez envoyer des fleurs, suggéra Mlle Laburnum. Ou de belles grappes de raisin.
— Quelle bonne idée ! s’exclama Doreen, retrouvant le sourire. Marjorie aime beaucoup le raisin. Ah ! Polly, elle va guérir, n’est-ce pas ?
— Bien sûr que oui, intervint Mlle Laburnum, et Polly la gratifia d’un coup d’œil reconnaissant. Elle est entre d’excellentes mains, désormais, et il ne faut pas vous inquiéter. Les docteurs accomplissent des merveilles. Pourquoi ne pas rester ici avec nous dans l’abri pour cette nuit ?
— Je ne peux pas, merci, répondit Doreen avant de se tourner vers Polly. Mlle Snelgrove m’a demandé d’avertir tout le monde, et Nan n’est pas encore au courant. Je dois la trouver et le lui annoncer.
— Mais c’est impossible ! s’affola Polly. L’alerte va démarrer d’une minute à l’autre, et tu n’as rien à faire en plein raid !
Читать дальше