Ou plus là du tout. Sa mission devait toucher à sa fin. Et si, lundi, elle s’en allait pour de bon ?
Je ferais mieux de ne pas attendre samedi soir.
— J’ai aperçu trois exemplaires de Mary Rose dans une librairie de livres d’occasion la semaine dernière, déclarait Mlle Laburnum. Une pièce d’une telle émotion… Ce pauvre garçon, qui cherche si longtemps son amour perdu… (Elle posa sa main sur son cœur.) Je ferai un tour à Charing Cross Road samedi.
Et moi j’en ferai un à Backbury. Je partirai samedi, et je reviendrai dimanche.
Elle devait trouver les horaires des trains. Il était trop tard pour les consulter à la gare d’Euston. Le métro s’était déjà arrêté pour la nuit. Il faudrait qu’elle patiente jusqu’au lendemain matin.
Las ! quand les rames recommencèrent à rouler à six heures et demie, un panneau d’information annonçait que la Central Line était hors service à cause de « dommages sur la ligne », et Polly dut demander à Marjorie de tenir son comptoir pendant qu’elle courait au rayon « Livres » regarder un indicateur des chemins de fer ABC.
Le premier train du samedi partait à 10 h 02, avec deux changements, à Reading et à Leamington. Cela ne permettait pas d’arriver à Backbury avant…
Oh non ! Vingt-deux heures bien sonnées ! Elle ne pourrait pas aller au manoir avant dimanche matin. Et, s’il était éloigné du village, l’aller-retour absorberait quasi toute sa journée.
Et dans le cas où Merope serait déjà rentrée à Oxford, Polly ne pouvait pas courir le risque de manquer le train du retour. D’après l’ABC, le seul à partir de Backbury dimanche passait à 11 h 19.
Je dois filer ce soir. S’il y a un train.
Il y en avait trois. Le premier à 18 h 48.
Si je vais tout droit à Euston en sortant du travail, je devrais arriver à prendre celui-là.
Et elle redescendit à son comptoir afin d’en décharger Marjorie.
Marjorie. Si Merope était à Backbury, Polly ne reviendrait pas. Avant de quitter Londres, elle devrait acheter à Marjorie des bas pour remplacer ceux qu’elle avait empruntés. Mais elle n’avait pas assez d’argent sur elle pour les payer en plus du billet de train. Il faudrait retourner chez Mme Rickett récupérer les fonds d’urgence de M. Dunworthy. Ce qui présentait au moins un avantage. Indiquer à Mme Rickett où elle se rendait. Si elle était retardée, elle attraperait le 19 h 55, voire le 21 h 03.
Elle se hâta de gagner son comptoir. Marjorie était occupée avec une cliente. Polly chargea Doreen de noter son achat et, quand Marjorie eut terminé la vente, son amie lui apporta les bas.
— Ils sont superbes, mais ce n’était pas nécessaire, tu sais !
Bien sûr que si. Tu n’imagines pas à quel point les bas vont devenir précieux. Tu pourrais bien être obligée de faire durer ceux-là jusqu’à la fin de la guerre !
— Merci, continua Marjorie.
Elle se pencha par-dessus le comptoir pour chuchoter :
— Tu ne devineras jamais qui est venu pendant que tu étais là-haut.
Et, avant que le cœur de Polly ne s’emballe, elle ajouta :
— L’aviateur dont je t’ai parlé, celui qui me court après pour que je sorte avec lui. Tom. Il voulait m’inviter à danser.
— Et tu y vas ?
— Non, je t’ai dit, c’est un noceur. (Elle fronça les sourcils.) J’aurais peut-être dû accepter. Comme il le répète, dans des moments comme ceux qu’on vit, il faut profiter de toutes les occasions d’être heureux.
C’était une bien vieille rengaine.
— J’ai une question à te poser. Est-ce à Mlle Snelgrove que je dois demander un jour de congé demain, ou à M. Witherill ?
— Un jour de congé ?
Marjorie avait l’air horrifiée.
— Oui. J’ai reçu une lettre de ma sœur. Ma mère est malade et je dois rentrer chez nous.
— Mais tu ne peux pas t’absenter demain ! Le samedi est le jour le plus chargé de la semaine chez Townsend Brothers . Ils ne le permettront jamais !
Polly n’avait pas imaginé une seconde qu’on pourrait ne pas lui accorder ce jour de liberté, surtout avec l’excuse d’une mère malade. Il y avait toujours la solution de démissionner, bien sûr, mais si Merope avait quitté Backbury le travail de Polly restait sa meilleure chance d’être retrouvée par l’équipe de récupération.
— Mlle Snelgrove a usé son quota de gentillesse pour la semaine, insistait Marjorie. Et M. Witherill sera convaincu que tu files en douce. (Elle lui décocha un regard vif.) Ce n’est pas le cas, hein ? Non pas que je t’en blâmerais. Assise dans cette horrible cave, la nuit dernière, à entendre dégringoler les bombes, je me disais : Dès la fin de l’alerte, je vais direct à la gare de Waterloo, je prends le train pour Bath et j’emménage chez Brenda.
— Je ne me sauve pas.
Polly sortit la lettre de Fournitures et la tendit en se débrouillant pour que Marjorie voie le cachet oblitéré du Northumberland sur l’enveloppe.
— C’est son cœur. Si je l’apprends à Mlle Snelgrove, je suis sûre…
Marjorie secouait la tête.
— Ne dis rien du tout. Ni à elle, ni à M. Witherill, ordonna-t-elle en lui rendant sa lettre. Demain matin, je prétendrai que tu m’as téléphoné pour signaler que tu ne te sentais pas bien. Tu seras là lundi ?
— Oui, sauf si…
Polly détestait l’idée que Marjorie puisse avoir des ennuis si elle ne revenait pas.
— Je te couvre lundi aussi. Si tu as besoin de rester plus longtemps, tu peux toujours écrire de chez toi et le leur annoncer.
— Et pour demain ? Tu seras débordée.
— Je me débrouillerai. Personne n’achète de corsets en ce moment. C’est trop long à mettre en cas de raid. Est-ce que tu t’en vas ce soir ?
Polly hocha la tête.
— Merci beaucoup de me couvrir. Si quelqu’un me demande, dis que je serai de retour lundi, ou mardi au plus tard.
Marjorie se pencha sur le comptoir comme pour lui faire une confidence.
— Qui est cette mystérieuse personne dont tu espères sans cesse la venue ? Un homme ?
Je l’ignore. Il y avait des chances que l’équipe de récupération soit féminine, mais ce n’était pas certain.
— Est-ce un pilote ?
— Non. Une de mes cousines vient à Londres et devrait chercher à me rencontrer.
Polly retourna en vitesse à son comptoir avant que Marjorie lui pose d’autres questions.
À 17 h 15, elle commença de ranger, souhaitant partir tôt, mais presque à l’heure de fermeture Mlle Snelgrove voulut voir son journal des ventes.
Marjorie s’approcha d’elles, déjà vêtue de son manteau, coiffée de son chapeau.
— Je m’en vais, Mlle Snelgrove, annonça-t-elle avant de se tourner vers Polly. Est-ce que ça va bien ? Tu es toute pâle !
— Ça va, répondit son amie, qui comprit soudain que Marjorie tentait de l’aider à préparer son alibi pour le lendemain. J’ai juste la tête en compote, et j’avais un peu mal à la gorge cet après-midi.
Elle posa la main sur son cou, mais cela n’eut pas l’air d’impressionner Mlle Snelgrove. Marjorie ne s’était pas trompée. La chef de service avait épuisé son quota de gentillesse pour la semaine.
— Où est votre reçu de vente pour Mme Scott ?
Polly aurait voulu dire au revoir à Marjorie – après tout, c’était peut-être la dernière fois qu’elle la voyait –, mais quand Mlle Snelgrove eut terminé de la réprimander pour les bavures de ses carbones la jeune fille était partie et c’était sans doute mieux. Polly n’aurait pas su quoi répondre si elle lui avait demandé le nom de sa cousine. Et, de toute façon, elle n’avait plus le temps pour des adieux. Il était déjà 17 h 45.
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