Si Polly n’est pas à cet étage, je devrai essayer Selfridges , pensait-elle tout en se dirigeant vers le rayon « Papeterie ».
Elle demandait à la vendeuse si Polly Sebastian travaillait là quand deux employées sortirent en bavardant de la cage d’escalier, revenant de toute évidence de déjeuner. Celle qui se trouvait au comptoir mit son chapeau.
C’est l’heure du déjeuner, s’aperçut Eileen. Elle n’avait pas vu tout le monde, après tout. Il faudrait qu’elle inspecte les lieux de nouveau quand tous seraient rentrés de la pause. Et elle avait pu manquer Polly chez John Lewis pour la même raison. Elle devrait y retourner aussi.
Mais il n’y avait aucun signe de la jeune femme dans aucun des deux magasins, et personne ne la connaissait. Il ne restait plus que Selfridges , qui s’étendait sur des kilomètres, avec toutes sortes de piliers, d’alcôves et de recoins. Il était impossible d’examiner plus d’un rayon à la fois. À l’heure de la fermeture, elle n’avait achevé ses recherches que sur deux des six étages, dont elle était convaincue de ne pas avoir exploré la totalité. Elle sortit afin de trouver l’entrée du personnel mais, quand elle y arriva, les employés en jaillissaient à flots, et de toute évidence ce flux n’en était pas à son début.
Le miaulement crescendo decrescendo d’une sirène retentit, tout proche.
Je veux rentrer à la maison , se dit Eileen avant de sourire avec contrition. Tu parles exactement comme Theodore. Au moins, elle n’aurait pas à supporter tout ça pendant d’interminables semaines, contrairement à lui. Tu dois juste tenir une nuit de plus.
Elle n’était pas certaine d’en être capable. Les raids avaient été si terribles que Mme Owens avait abandonné son placard pour rejoindre Theodore et Eileen dans l’Anderson malgré l’humidité, et seuls la présence de la vieille femme et du tremblant petit corps de Theodore serré contre elle avaient empêché Eileen de se tapir dans un coin en hurlant. Les bombes semblaient tomber tout droit sur le jardin, mais quand Mme Willett revint de l’usine, elle annonça que Stepney avait été largement épargné, et que le plus gros des bombardements s’était concentré sur Westminster et Whitechapel.
Pourvu que Binnie et Alf aillent bien, et que j’aie fait le bon choix en ne donnant pas cette lettre à Mme Hodbin !
Aujourd’hui, c’était le 13 septembre. Si elle envoyait la lettre maintenant, elle ne parviendrait probablement pas à destination avant que le City of Benares ait appareillé, et aucun autre bateau d’évacués n’avait été coulé après celui-là. Ils seraient beaucoup plus en sécurité au Canada qu’à Londres.
Eileen emprunta un timbre à la mère de Theodore, écrivit l’adresse de Mme Hodbin sur l’enveloppe, décidée à poster la lettre sur son chemin, puis changea d’avis au dernier moment. Si le City of Benares n’avait pas appareillé…
Elle avait espéré arriver chez Selfridges avant l’ouverture de façon à observer l’entrée de service, mais son métro fut retardé à deux reprises à cause de dégâts sur les voies. Quand elle atteignit enfin le grand magasin, elle conçut une nouvelle stratégie : elle prit l’ascenseur jusqu’au bureau du personnel pour demander si Polly était employée là.
— Désolée, fit la secrétaire alors qu’elle entrait. Nous avons déjà trouvé quelqu’un pour le poste de serveuse dans notre restaurant Palm Court .
— Oh ! mais je ne suis pas…
— Je crains que nous n’ayons pas non plus de postes de vendeuses.
Elle se remit au travail interrompu sur sa machine à écrire.
— Je ne cherche pas un emploi. J’essaie de contacter quelqu’un qui travaille ici. Polly Sebastian.
La secrétaire ne cessa même pas de taper à la machine.
— Selfridges ne donne aucun renseignement au sujet de ses employés.
— Mais je dois la trouver. Mon frère Michael est à l’hôpital, et il la demande. C’est un pilote de la RAF. Son Spitfire a été abattu.
Et la secrétaire ne se contenta pas de lui chercher le nom de Polly dans les fiches des employés, mais elle vérifia la liste des embauches récentes.
Elle posa aussi un certain nombre de questions difficiles au sujet de l’aérodrome où Michael était affecté. Du coup, lorsque Eileen se rendit chez John Lewis , elle raconta qu’il avait été blessé à Dunkerque.
La secrétaire présente ne découvrit pas davantage le nom de Polly et, chez Padgett’s , son homologue déclara :
— Je ne suis ici qu’à titre temporaire. D’habitude, je travaille au rayon « Parfumerie », mais la secrétaire de Mlle Gregory a été tuée, et on m’a appelée pour la remplacer, alors je ne sais rien sur les fiches du personnel, et Mlle Gregory n’est pas là pour l’instant. Si vous voulez laisser votre nom, je peux lui demander de vous rappeler quand elle reviendra.
Eileen lui laissa son nom et le numéro de téléphone de Mme Owens, puis retourna chez Selfridges pour demander aux vendeuses de chaque rayon si elles connaissaient une personne appelée Polly Sebastian qui travaillerait à leur étage, mais aucune ne reconnut ce nom.
— Elle pourrait avoir tout juste commencé, indiqua Eileen à une vendeuse de la chapellerie féminine. Elle a des cheveux blonds et les yeux gris.
Mais la jeune femme secouait la tête.
— Ils n’ont embauché personne depuis juillet, et pourtant plusieurs filles sont parties. Et maintenant je doute qu’ils le fassent, à cause de ces raids qui font chuter le chiffre d’affaires.
Voilà qui créait un tout nouveau problème. Et si Polly n’avait pas réussi à se faire embaucher dans l’un des magasins qu’elle avait énumérés ? Elle aurait sans doute trouvé un emploi de vendeuse ailleurs. Mais où ? Il y avait des dizaines de grands magasins et de boutiques sur Oxford Street. Cela prendrait des semaines de les examiner tous. M. Dunworthy avait insisté pour que Polly travaille dans l’un de ceux qui n’avaient pas été bombardés, mais à l’exception des trois mentionnés Eileen n’avait aucun moyen de savoir ceux qui ne l’avaient pas été.
— Êtes-vous sûre qu’il s’agissait de Padgett’s et non de Parson’s ? demandait la vendeuse.
— Oui. Sa lettre indiquait qu’elle venait à Londres travailler chez Padgett’s .
— A-t-elle dit quand ? Et si elle n’avait pas commencé ?
Eileen n’avait pas pensé à ça non plus. Polly pouvait même ne pas être encore arrivée. Eileen ignorait combien de temps le Blitz s’était maintenu, plusieurs mois sans doute, et Polly avait dit que sa mission ne durerait que quelques semaines. Peut-être ne viendrait-elle que dans une semaine. Ou dans un mois.
— Est-ce que vous allez bien, ma’ame ? interrogeait la vendeuse.
Non.
— Oui.
Eileen remercia la jeune femme pour son aide, et gagna les ascenseurs.
— Je vous souhaite de la trouver ! lui lança la vendeuse.
J’espère surtout que je la trouverai vite.
Il lui restait juste assez d’argent pour deux jours de tickets de métro et de repas, même si la mère de Theodore continuait de la loger.
« Restez ici aussi longtemps que vous voudrez » , avait-elle dit, mais cela signifiait : « jusqu’à ce que vous trouviez votre cousine, dans un jour ou deux », pas plusieurs semaines.
Mais si Polly n’était pas encore ici en 1940, ou si elle travaillait dans l’une des dizaines de boutiques plus petites, cela prendrait bien plus longtemps de la dénicher. Eileen devrait chercher un emploi. Et pour faire quoi ? Sa seule expérience était d’avoir été domestique. Or se mettre au service de quelqu’un était la pire option qui soit. Elle n’aurait au mieux qu’une demi-journée de congé et serait privée de sa liberté de mouvement.
Читать дальше