Il fallait qu’elle lève le camp. Si elle voulait attraper le 18 h 48, elle devrait prendre un taxi pour aller chez Mme Rickett. Encore fallait-il en dénicher un. Il n’y en avait aucun devant Townsend Brothers ni dans la rue. Elle finit par descendre en courant les quatre pâtés de maisons qui la séparaient de Padgett’s et par prier le portier d’en héler un pour elle, mais plusieurs minutes avaient passé et, quand elle arriva à la pension, il était 18 h 20.
Polly demanda au chauffeur de l’attendre et se rua à l’intérieur, espérant que Mlle Hibbard serait au petit salon et qu’elle s’épargnerait ainsi la rencontre avec Mme Rickett ou avec la volubile Mlle Laburnum, mais elle ne vit personne, et la salle à manger était tout aussi déserte, bien que les plats du dîner traînent encore sur la table. Les sirènes avaient dû se déclencher tôt une nouvelle fois, alors que les raids ne commenceraient qu’à 21 heures ce soir-là.
Elle fonça dans l’escalier jusqu’à sa chambre où elle prit l’argent, dégringola les marches, sauta dans le taxi et dit :
— Gare d’Euston. Vite. Je dois attraper un train.
— Je vous emmène.
Il dévala Cardle Street et passa en trombe devant la station de Notting Hill Gate.
Oh non ! Je ne les ai pas prévenus que je partais.
Quand elle avait compris que les sirènes avaient sonné, elle les avait complètement oubliés.
J’aurais dû laisser un message.
C’était trop tard, maintenant. Il était déjà 18 h 40. Elle aurait de la chance si elle réussissait à attraper son train.
Cependant, elle voyait les larmes couler sur les joues de Mlle Hibbard, et l’expression de sir Godfrey dans son visage gris de cendre avant qu’il ne l’aperçoive. Elle se rappelait comment ses propres genoux s’étaient dérobés quand elle avait découvert l’église dévastée.
Impossible de leur rejouer le même tour alors qu’ils vont devoir affronter tant de morts réelles dans les quatre années et demie à venir.
Elle se pencha en avant et tapota l’épaule du chauffeur.
— J’ai changé d’avis. Emmenez-moi au métro de Notting Hill Gate.
— Et votre train, mademoiselle ?
— Je prendrai le suivant.
Il fit demi-tour et rebroussa chemin.
— Voulez-vous que je vous attende de nouveau ? demanda-t-il alors qu’il s’arrêtait devant la station.
Avec l’alerte en cours, le garde ne la laisserait jamais sortir.
— Non, je me déplacerai en métro à partir d’ici.
Elle lui tendit le prix de la course, dégringola les marches et gagna le quai.
— Ah ! quelle chance, le garde de l’ARP vous a prévenue ! s’exclama Mlle Laburnum à l’instant où elle apparaissait.
— Prévenue de quoi ?
— De la fuite de gaz.
— Une bombe à retardement a explosé et brisé une canalisation de gaz, compléta Mlle Hibbard qui les rejoignait avec son tricot. À deux rues d’ici. Pendant le dîner.
Une fuite de gaz ! Une simple étincelle en provenance de l’allumage du taxi et nous nous envolions au ciel, le chauffeur et moi !
Le pasteur et Mme Rickett étaient là, ainsi que Mme Brigthford et ses filles, et tous étalaient leurs couvertures.
— Je suis contente que vous soyez arrivée, déclara Mlle Laburnum. Nous discutions de la pièce.
— Je ne peux pas rester. Je suis juste venue vous dire que je ne serai pas là ce soir.
— Ah ! mais il le faut ! s’exclama Mlle Laburnum.
— Nous avons décidé que pour trancher, la seule solution équitable c’est de voter, expliqua Mme Wyvern.
Aïe ! Barrie triomphait donc. Pauvre sir Godfrey !
— Mais sir Godfrey souhaite que nous attendions jusqu’à dimanche. D’abord, il veut nous montrer une scène de La Nuit des rois . Celle où Viola meurt d’envie de lui révéler son amour, mais c’est impossible parce qu’elle ne peut pas trahir sa véritable identité. Et il désire que vous jouiez Viola.
De toute évidence, il comptait sur elle pour l’aider à convaincre le groupe de laisser tomber Barrie, mais il n’était pas question qu’elle rate le train de 19 h 55.
— Désolée, quelqu’un d’autre devra jouer Viola. Je…
— Sir Godfrey insiste pour que ce soit vous. Il dit que vous êtes parfaite pour le rôle.
— Je ne peux pas. J’ai reçu une lettre de ma sœur. Ma mère est malade, et je dois retourner à la maison. Je suis juste venue vous prévenir pour que vous ne pensiez pas…
— … que vous étiez tuée, conclut Trot.
Et Polly se réjouit d’être passée, même si, en conséquence, elle avait raté le départ du 18 h 48.
— Oui, et pour vous avertir que je ne serai pas de retour avant dimanche soir au plus tôt. Tout dépend de la santé de ma mère. Dites à sir Godfrey que je suis désolée, mais mon train…
— Bien sûr, vous devez partir. Nous comprenons parfaitement, affirma le pasteur.
Et les autres, à l’exception de Mme Rickett, hochèrent la tête avec sympathie.
— Merci. Pour tout. Au revoir !
Et Polly les abandonna sur le quai et se précipita dans le couloir, navrée de n’avoir pu dire adieu à sir Godfrey, quoique cela soit sans doute préférable. Mentir à Mlle Laburnum et au pasteur était une chose, mais sir Godfrey n’était pas aussi facile à berner. Et elle n’était pas sûre qu’elle aurait pu refuser s’il lui avait demandé de rester pour incarner Viola face à son Orsino.
Et il est impératif que je prenne le 19 h 55 , se disait-elle tandis qu’elle se hâtait dans l’escalier roulant, un œil sur sa montre, jouant des coudes à travers la foule. 19 h 15. Si les correspondances ne traînaient pas en longueur, elle parviendrait à…
— Mademoiselle Sebastian, attendez ! l’appela sir Godfrey. (Il la rattrapa.) On vient juste de m’apprendre que vous nous quittez.
— Oui. J’ai reçu une lettre. Ma mère est malade.
— Ainsi, vous partez pour le Northumberland ?
— Oui.
— À jamais ?
J’aurais dû faire semblant de ne pas avoir entendu quand il m’a hélée.
Peu importe ce qu’elle lui répondrait, il la déchiffrait comme un livre ouvert.
— Je ne sais pas.
Une expression proche de la douleur lui traversa le visage et il dit doucement, abandonnant sa pose théâtrale :
— Vous trouvez-vous dans une situation difficile, Viola ?
Oui. Et vous aviez raison. Viola est le rôle idéal pour moi. Je suis déguisée. Il m’est impossible de vous avouer la vérité.
— Non, répondit-elle, espérant qu’il ne s’était pas trompé sur son talent d’actrice. C’est juste que je me tracasse tellement pour ma mère. Ma sœur m’écrit qu’elle ne court aucun danger, mais j’ai peur…
— Qu’elle vous cache la vérité ?
— Oui, affirma-t-elle en soutenant fermement son regard. Elle sait à quel point il est compliqué pour moi d’obtenir un congé dans mon travail. Voilà pourquoi je dois me rendre sur place, contrôler que tout va bien. S’il n’y a rien de sérieux, je serai de retour dimanche, mais si elle est vraiment malade je pourrais avoir à rester plusieurs semaines, ou mois.
Et tu ne crois pas un mot de ce que je te raconte…
Mais pour tout commentaire il déclara :
— Je souhaite qu’elle se rétablisse au plus vite, et que vous nous reveniez de même. Si vous n’êtes pas rentrée pour le vote samedi soir, je crains d’être condamné à jouer Peter Pan , un sort que vous ne voudriez sûrement pas me voir subir !
Polly éclata de rire.
— Non. Au revoir, sir Godfrey.
— Au revoir, belle Viola. Comme je regrette de n’avoir jamais joué La Nuit des rois avec vous… quoique cela soit peut-être bien préférable. J’aurais détesté incarner Malvolio, tout sourires et bandé de jarretières. Avec ses espérances amoureuses tristement déçues.
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