U paraît que l’intérieur dûment tapissé du container vit des scènes innommables et impossibles à décrire — Janssen et son état-major pouvaient, grâce aux appareils adéquats, suivre ce qui se passait à l’intérieur, mais aucun de nous ne le savait à l’époque. Le sentiment de l’isolation devait rester authentique et entier. C’est pour cette raison que nous ne comprenions pas les disparitions subites de certains assistants de Janssen. Et ce ne fut que pendant le vol que Gimma me dit qu’ils flanchaient tout simplement. L’un d’eux, un certain Gobbek, aurait essayé d’ouvrir de force le container car il ne pouvait plus supporter les souffrances de l’homme qui y était enfermé.
Mais ce n’était que le Palais de Fantômes. Ensuite il y avait l’Essoreuse avec ses cabines mobiles et ses centrifugeuses, avec sa machine infernale d’accélération pouvant aller jusqu’à 400 g — accélération qui ne fut heureusement jamais atteinte car elle aurait en une fraction de seconde transformé un homme en une flaque de sang, mais déjà 100 g suffisaient pour qu’instantanément le dos de l’intéressé se couvrit de sang, suant par tous les pores de la peau.
La dernière épreuve, le Couronnement, fut pour moi tout ce qu’il y avait de plus facile. C’était déjà le dernier obstacle, le dernier crible de la sélection. Al Martin, un gars qui avait déjà sur Terre mon aspect actuel, un colosse, une montagne de muscles d’acier, calme comme tout — croyions-nous —, revint du Couronnement sur Terre dans un état tel qu’ils durent immédiatement le transporter hors du centre.
Au fond, ce Couronnement était très simple. On habillait le candidat d’un scaphandre, on l’emmenait sur l’orbite terrestre, et là, à une hauteur d’à peu près cent mille kilomètres, où la Terre brille comme une Lune cinq fois plus grande, on l’éjectait tout simplement dans le vide et on l’y abandonnait. Et il fallait attendre leur retour, suspendu dans le vide, bougeant les jambes et les bras ; attendre le sauvetage. Le scaphandre était sûr, confortable, il avait une bouteille d’oxygène, un appareil de climatisation, il chauffait et il nourrissait même avec une pâte alimentaire qui, toutes les deux heures, était éjectée d’un embout spécial vers la bouche. Ainsi rien ne pouvait arriver, à moins que l’appareil radio fixé à l’extérieur du scaphandre et qui émettait un signal ininterrompu permettant de retrouver l’homme dans l’espace, à moins que cet appareil ne tombât en panne. Une seule chose manquait dans ce scaphandre — une radio de liaison —, exprès, évidemment, pour qu’on ne pût entendre d’autre voix que la sienne. Entouré de cette noirceur immatérielle et d’étoiles, il fallait attendre dans cet état d’apesanteur. Il fallait même attendre assez longtemps, il est vrai, mais pas trop. Rien de plus.
Seulement les hommes en devenaient dingues. Plus d’une fois la fusée du centre ne récupérait que des créatures tordues de convulsions épileptiques. C’était exactement le contraire de tout ce qui demeurait en l’homme — une annihilation complète, la perdition, la mort avec une pleine conscience de la durée ; c’était l’expérience de l’éternité qui s’insinuait en l’homme et lui laissait sentir son goût exécrable ; une science impossible, jamais vue, de l’existence extra-terrestre, sans fond et sans orientation, nous était perceptible ; une chute sans fin, des étoiles entre les jambes inutiles qui s’agitaient convulsivement, la vanité des bras, de la bouche, des gestes, du mouvement et de l’immobilité ; les scaphandres se gonflaient de cris et de hurlements, les malheureux gémissaient — assez !
Assez, assez de souvenirs de ce qui n’était qu’une épreuve, qu’une initiation, quelque chose de préparé spécialement pour nous aguerrir, et cela en toute sûreté : pas un seul des « couronnés » ne fut lésé au sens physique, j’entends ; ils furent tous retrouvés par la fusée du centre. Mais cela non plus, on ne nous le disait pas, pour que l’authenticité de la situation soit la plus grande possible.
Je réussis bien le Couronnement, j’avais mon « truc ». C’était très simple et tout à fait malhonnête : il était interdit de le faire. Quand ils m’eurent poussé du sas, je fermai les yeux. Puis je pensai à toutes sortes de choses. Mais il fallait ne pas manquer de volonté. Il fallait se dire qu’on n’ouvrirait jamais les yeux, quoi qu’il arrive. Je crois que Janssen connaissait mon stratagème, néanmoins cela n’eut pour moi aucune conséquence.
Mais tout cela s’était passé sur Terre ou dans son voisinage immédiat. Puis vint le vide réel, pas celui, factice, créé de toutes pièces dans un laboratoire ; le vide qui tuait pour de vrai, pas pour rire ; le vide qui épargna seulement quelques-uns d’entre nous : Olaf, Gimma, Thurber, moi et les sept autres de Y Ulysse — il nous laissa même le loisir de revenir. Après quoi, nous qui n’avions jamais rêvé d’autre chose autant que de ce retour, voyant notre espoir réalisé de façon presque parfaite, immédiatement nous le dédaignâmes. C’était, je crois, Platon qui avait dit : « Malheureux — tu auras ce que tu as voulu. »
Une nuit, très tard, nous nous reposions fatigués de l’amour. Le visage penché d’Eri était à l’intérieur de mon coude replié. En levant les yeux je pouvais voir, droit devant moi, à travers la fenêtre ouverte, des étoiles entre les nuages. Il n’y avait pas de vent, le rideau qui pendait derrière le rebord de la fenêtre était figé tel un spectre blême. Cependant des vagues mortes troublaient la surface de l’océan. J’entendais le long grondement annonçant l’approche de la vague, puis un bruit irrégulier quand elle rencontrait le rivage, ensuite il y avait quelques dizaines de battements de cœur de silence, et de nouveau les eaux invisibles attaquaient dans l’obscurité le plat rivage. Mais moi, je n’entendais presque pas ce témoignage répété de la présence de la Terre, je regardais, les yeux grands ouverts, la Croix du Sud. L’étoile Béta de cette constellation avait été notre guide, je commençais chaque jour par prendre sa position, si bien qu’à la fin je l’effectuais quasi automatiquement, préoccupé par d’autres pensées ; elle nous guidait infailliblement, phare éternel du vide. Je sentais presque dans mes mains le contact des poignées métalliques que je déplaçais pour amener le point brillant, une aiguille de ténèbres, au centre de l’écran, tandis que la bordure souple en caoutchouc protégeait mes sourcils et mes joues. Cette étoile, une des plus éloignées, ne changea pas d’un iota jusqu’à la fin du voyage, brillant toujours avec la même indifférence, cependant que toute la Croix du Sud s’était déjà disloquée et cessa d’exister pour nous car nous avions pénétré à l’intérieur de ses branches. A ce moment-là, ce point blanc, ce géant parmi les étoiles, cessa d’être ce qu’il paraissait être au début, un défi ; son caractère immuable nous fit voir sa vraie signification : il était un témoignage de la fragilité de notre entreprise, de l’indifférence du vide, de l’Univers — de l’indifférence que jamais un humain ne saurait accepter.
Mais maintenant, pendant que j’essayais d’entendre entre deux bruits du Pacifique le souffle d’Eri, maintenant je n’y croyais presque pas. Je pouvais me le répéter silencieusement : — Vraiment, vraiment j’y étais — mais cette affirmation n’ébranlait en rien ma stupéfaction sans bornes. Eri tressaillit. Je voulus me déplacer pour lui laisser plus de place mais je sentis son regard.
— Tu ne dors pas ? chuchotai-je. Je me penchai, cherchant sa bouche avec la mienne, mais elle posa sur mes lèvres le bout de ses doigts. Elle les maintint ainsi quelques secondes, puis descendit le long de la clavicule vers le sein, repéra une dure cavité entre les côtes, y colla sa paume.
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