Francis Carsac - Les robinsons du cosmos

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Depuis le « Robinson Crusoé » de Daniel De Foe qui marqua la naissance du thème, l’histoire de Robinson s’est hissée à la hauteur d’un mythe occidental fondamental. Comme tout mythe, il repose avant tout sur une structure obligatoire. Pour raconter l’histoire de Robinson, quatre « moments » sont indispensables: le naufrage, l’installation, la découverte de « naturels », le sauvetage final. En dehors de ces quatre « passages » nécessaires de l’œuvre, tout peut changer. En variant le décor ou les personnages, on obtient autant de reduplications valables du mythe. Ainsi rien n’oblige Robinson à être solitaire. En envoyant tout un village sur cette île de l’espace qu’est la planète Tellus, Carsac était dans le droit fil du mythe. Mais son œuvre reste proche de celles de Jules Verne ou de Rosny aîné: son Robinson qui se trouve, dès le départ, doté d’un village entier, n’aura aucun mal à se reconstituer une civilisation. Une voiture blindée, un cuirassé ou un champ d’exploitation de pétrole, ne semblent pas lui poser problème. On est ici à l’apogée de la robinsonade triomphante que rien ne limite. Et ce ne sont pas ces étranges Vendredis, sous la forme de centaures extraterrestres, qui sauront nous contredire ! Car l’intérêt primordial de ce roman tient aussi, sans doute, en ceci: il représente l’apothéose d’un mythe. 
D’après Stan Barets (Introduction)

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Le chemin de fer de la mine de houille fonctionnait, celui de la carrière d’argile aussi, l’usine tournait à la mesure de nos besoins. Nous étions tous occupés, car la main-d’œuvre n’était pas trop abondante. Le village était actif, et on se serait cru plutôt dans une vivante bourgade terrestre qu’à la surface d’un monde perdu dans l’infini de l’espace — ou faut-il dire: des espaces ?

Nous eûmes nos premières pluies, sous la forme d’orages qui brouillaient le temps pour une dizaine de jours. Nous eûmes aussi nos premières nuits totales, encore brèves. Je ne saurais décrire l’impression que je ressentis quand je vis nettement pour la première fois les constellations qui allaient être les nôtres pour toujours.

Les membres du Conseil avaient pris l’habitude de se réunir en séances officieuses chez mon oncle, soit dans sa maison du village, soit plus souvent dans celle, remise en état, de l’observatoire. Nous y retrouvions Vandal, Massacre, absorbés tous deux dans l’étude des hydres, avec Breffort pour aide, Martine, Beuvin, sa femme, mon frère, et Ménard, quand nous pouvions l’arracher à son ordinateur. Si dans les conseils officiels Louis menait la danse pour tout ce qui était pratique, ici, où l’on parlait beaucoup plus de sciences ou de philosophie, mon oncle, avec sa puissante érudition, était le chef incontesté du cercle. Ménard parlait parfois aussi et nous étions frappés par l’ampleur des conceptions que développait ce petit homme à barbe de chèvre. J’ai gardé un excellent souvenir de ces réunions, car c’est là que j’ai connu véritablement Martine.

Un soir, je montais la pente, tout joyeux, car, à environ trois kilomètres de la zone morte, sur le sol tellurien, j’avais, dans le creux d’un ravin, trouvé de l’excellent minerai de fer. À vrai dire, d’ailleurs, je ne l’avais pas découvert moi-même. Un de mes hommes d’escorte m’en avait apporté un morceau, me demandant ce que c’était. Au détour du chemin, je rencontrai Martine.

« Vous voilà. Je descendais vous chercher !

— Je suis en retard ?

— Non, les autres sont à l’observatoire, où Ménard leur expose une découverte.

— Et vous êtes venue à ma rencontre ? Dis-je, flatté.

— Oh ! Je n’ai pas de mérite. Cela ne m’intéresse pas, c’est moi qui l’ai faite.

— Qu’est-ce donc ?

— C’est … »

Je ne devais pas le savoir ce jour-là. Tout en parlant, Martine avait levé les yeux. Elle resta la bouche ouverte, une horreur indicible sur son visage. Je me retournai: une hydre gigantesque piquait droit sur nous !

Au dernier moment, je repris le contrôle de moi-même, plaquai Martine au sol, m’allongeant à côté d’elle. L’hydre nous frôla, mais nous manqua. Emportée par sa vitesse, elle vola encore plus de cent mètres avant de pouvoir virer. Je fus debout d’un bond.

« Filez au village ! Il y a des arbres, le long de la route !

— Et vous ?

— Je vais l’occuper. Je l’aurai sans doute avec mon revolver.

— Non, je reste !

— Filez, nom de Dieu ! »

Il était déjà trop tard pour fuir. Je savais qu’avec mon revolver j’avais peu de chances de tuer le monstre. Un creux béait dans un roc. J’y poussai Martine de force, me mis devant elle. Avant que l’hydre eût le temps de projeter son dard, je tirai cinq balles: elles durent porter, car, avec un sifflement, la bête ondula et fit un écart. Il me restait trois balles et mon couteau, un long couteau suédois que je conservais affilé comme un rasoir. L’hydre se plaça en face de nous ; ses tentacules remuaient comme ceux d’une pieuvre, ses six yeux fixes nous regardaient, glauques et mornes. À une légère contraction du cône central, je sentis que le dard allait partir. J’usai mes trois dernières balles, puis, couteau au poing, fonçai tête baissée entre les tentacules. Parvenu sous le monstre, j’empoignai un des bras et tirai violemment. Malgré l’atroce brûlure à la main, je tins bon. Déséquilibrée, la bête lança son dard qui manqua Martine, et dont le bout corné s’émoussa contre le rocher. L’instant d’après, collé au flanc du monstre, je le lardais de coups de couteau. Puis mes souvenirs sont confus. Je me rappelle ma rage grandissante, des lambeaux de chair ignoble pendant contre mon visage, la sensation de quitter le sol, une chute, un choc. C’est tout.

Je me réveillai sur un lit, chez mon oncle. Massacre et mon frère me soignaient. Mes mains étaient rouges et enflées, et le côté gauche de ma figure me lancinait.

« Martine ? Demandai-je.

— Elle n’a rien. Une légère commotion nerveuse, répondit Massacre. Je lui ai donné un somnifère.

— Et moi ?

— Brûlures, épaule gauche démise. Vous avez de la chance. Vous avez été projeté à dix mètres, et, à part l’épaule, vous n’avez même pas de grosses contusions. Un arbuste a amorti le choc. Je vous ai remis votre épaule pendant votre évanouissement, et c’est ce qui vous a ranimé. Vous en avez pour quinze jours au plus !

— Quinze jours ! Il y a tant à faire ! Je venais de trouver du minerai de fer … »

Une violente douleur me transperça les mains.

« Dites, docteur, vous n’avez rien contre ce venin ? Cela me brûle vraiment beaucoup.

— Dans cinq minutes vous vous sentirez mieux. Je vous ai mis une pommade calmante. »

La porte explosa, et Michel se rua dans ma chambre. Il se précipita vers moi, la main tendue, et s’arrêta net quand il vit les miennes bandées.

« Docteur ?

— Ça ne sera rien.

— Ah ! Mon vieux, mon vieux ! Sans toi, ma sœur était perdue !

— Tu n’aurais pas voulu que je nous laisse manger par cette espèce de pieuvre qui s’est trompée de milieu, essayai-je de plaisanter. Au fait, est-elle morte ?

— Morte ? Plutôt ! Tu en as fait de la charpie ! Ah ! Je ne sais comment reconnaître …

— Ne t’inquiète pas. Dans ce monde, tu auras certainement l’occasion de me revaloir ça !

— Maintenant, coupa Massacre, laissez-le dormir. Il va probablement nous faire une forte fièvre. »

Ils sortirent tous docilement. Comme Michel franchissait le seuil, je lui demandai:

« Envoie-moi Beltaire demain matin. »

Je tombai dans un sommeil agité, d’où je sortis, quelques heures plus tard, épuisé, mais sans fièvre. Je me rendormis paisiblement, et me réveillai très tard le lendemain. La douleur de mes mains et de mon visage était très réduite. Sur la chaise, Michel, dormait, plié en deux.

« Il t’a veillé toute la nuit », dit la voix de mon frère, debout dans l’embrasure de la porte. « Comment vas-tu ?

— Mieux, bien mieux. Quand crois-tu que je pourrai me lever ?

— Massacre a dit dans deux ou trois jours, si la fièvre ne revient pas. »

Derrière Paul parut soudain Martine, portant un plateau où fumait une cafetière.

« Voici pour Hercule ! Le docteur a dit qu’il pouvait manger ! »

Elle posa son plateau, m’aida à m’asseoir et, m’ayant calé le dos avec des coussins, me posa un rapide baiser sur le front.

« Voilà un bien petit remerciement ! Dire que sans vous je serais un cadavre informe. Brr ! »

Elle secoua Michel.

« Debout, vieux frère ! Louis t’attend. »

Michel se leva, bâilla, et, après s’être informé de ma santé, partit avec Paul.

« Louis montera cet après-midi. Maintenant, monsieur Hercule, je vais vous faire manger.

— Pourquoi Hercule ?

— Dame ! Quand on combat les hydres corps à corps …

— Et moi qui croyais que c’était pour mon physique avantageux, dis-je d’un ton comiquement désolé.

— Bon, vous plaisantez, vous serez vite guéri. »

Elle me fit manger comme un enfant, puis boire une tasse de café.

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