— Vous emmenez Massacre ?
— Non, il reste ici. C’est le seul chirurgien de ce monde !
— Bien. Mais rappelez-vous que vous êtes ingénieur ! »
Traînant la mitrailleuse et les catapultes, leur troupe partit.
J’envoyai à l’artillerie l’ordre de commencer le feu sur les retranchements. Pendant trois quarts d’heure, à la cadence de deux fusées par minute — il fallait économiser les munitions, nous n’avions que 210 fusées et l’usine avait fait des miracles ! — nous arrosâmes l’ennemi. De notre observatoire, faute de jumelles, nous ne pûmes guère apprécier les dégâts. En général le tir était bien groupé sur le milieu et les deux extrémités, là où l’on nous avait signalé la présence de mitrailleuses. Nous en étions à la 35e salve quand notre mitrailleuse commença son tir. La 45e venait de s’abattre juste sur la crête, quand je vis monter la colonne de fusée d’une fusée d’artifice.
« Cessez le feu ! »
De l’autre côté du château, une fusillade éclata. Les nôtres attaquaient par là aussi. Avec soulagement, je notai l’absence d’armes automatiques. Pendant vingt minutes, la bataille fit rage, ponctuée de l’éclatement des grenades et du bruit sourd des charges de catapultes. Puis le silence retomba. Nous nous regardâmes, anxieux, nous demandant si l’attaque avait réussi, et quelles étaient nos pertes.
Débouchant du bois, parut un garde brandissant un papier. Le temps de dévaler la pente, il était arrivé.
« Ça marche, » nous dit-il, haletant. Il nous tendit le message. Fébrilement, Michel le déplia, et lut à haute voix: « Nous avons forcé les lignes. 5 tués, 12 blessés. Pertes ennemies lourdes. Une vingtaine d’hommes se sont retranchés dans le château. Prenez un camion, et amenez les lance-fusées et le docteur. Arrêtez-vous à la maison du garde-chasse. Méfiez-vous, il peut y avoir quelques éléments ennemis dans le bois. »
Nous trouvâmes Beuvin à la maison du garde.
« L’affaire a été brève, mais chaude. Vos fusées ont eu un excellent résultat, dit-il à mon oncle. Sans elles … et sans vos catapultes … ajouta-t-il, se tournant vers moi.
— Qui a été tué, chez nous ?
— Trois ouvriers: Salavin, Freux et Robert. Deux paysans, dont j’ignore encore le nom. Il y a trois blessés graves dans la pièce à côté. »
Massacre y alla immédiatement.
« Neuf blessés légers, dont moi (il montra sa main gauche bandée): un éclat à la base du pouce.
— Et chez eux ?
— Beaucoup de morts et de blessés. Les trois dernières salves sont tombées en plein sur leurs tranchées. Venez voir. »
Effectivement, c’était du « beau travail ». L’artillerie n’eût pas fait mieux — ou pis. Comme nous levions la tête, une rafale de balles nous rappela à la prudence.
« Ils ont réussi à emporter une mitrailleuse légère et un F.M. Monsieur Bournat, vous allez montrer à deux hommes le maniement de vos chevalets.
— Non pas, j’y vais moi-même !
— Je ne vous laisserai pas vous exposer !
— J’ai fait toute la campagne d’Italie, en 43. Ils ne sont pas pires que les Fritz d’Hitler. Deuxièmement, il y a pléthore d’astronomes ! Et troisièmement, je suis commandant dans la réserve, et vous n’êtes que lieutenant. Allez, rompez, acheva-t-il en plaisantant.
— Soit. Mais soyez prudent. »
Les lance-fusées furent mis en batterie dans la tranchée, à 200 mètres à peine du château. La fière demeure était bien abîmée. Toute l’aile droite avait brûlé. Les fenêtres et la porte étaient barricadées. Sur la pelouse, une carcasse tordue et noircie était tout ce qui restait de la luxueuse auto d’Honneger.
« Savez-vous ce que sont devenues nos jeunes filles ? demanda Michel.
— Un des prisonniers nous a affirmé qu’elles étaient enfermées dans la cave voûtée depuis le début du combat. Mlle Honneger ne semble pas partager les idées de sa famille. Elle serait enfermée elle aussi, pour avoir essayé de nous avertir de ce que tramaient son père et son frère. Visez la porte et les fenêtres, » dit-il, pour mon oncle.
Salués par une rafale chaque fois que nous levions la tête, nous pointâmes les chevalets.
Mon oncle mit le contact électrique. Un fusement bref, une explosion violente.
« Mouche ! »
Une deuxième salve enfila les ouvertures ainsi créées, les fusées éclatèrent à l’intérieur. La mitrailleuse se tut. Trois autres salves suivirent. Derrière nous, nos mitrailleuses crachèrent leurs rafales dans les fenêtres défoncées. À une lucarne, sous le toit, un bras passa qui agitait un linge blanc.
« Ils se rendent ! »
À l’intérieur même du château, il y eut une série de coups de feu. Apparemment, les partisans de la lutte à outrance et ceux de la reddition se battaient. Le drapeau blanc disparut, puis reparut. La fusillade cessa. Méfiants, nous ne quittâmes pas les tranchées, mais cessâmes le feu. Par la porte défoncée, un homme parut, avec un mouchoir déployé.
« Approchez », ordonna Beuvin.
Il obéit. Il était blond, très jeune, beau, mais les traits tirés et les yeux creux.
« Si nous nous rendons, aurons-nous la vie sauve ?
— Vous serez jugés. Si vous ne vous rendez pas, vous serez tous morts avant une heure. Livrez-nous les Honneger, sortez sur la pelouse, les mains en l’air.
— Charles Honneger est mort. Nous avons dû assommer son père, mais il est vivant. Il a tiré sur nous quand nous avons hissé le drapeau blanc.
— Et les jeunes filles ?
— Elles sont dans la cave avec Ida — avec Mlle Honneger et Madeline Ducher.
— Saines et sauves ? »
Il haussa les épaules.
« Ça va. Compris. »
TROISIÈME PARTIE
LA CONQUÊTE
Sans incident, les douze survivants s’alignèrent sur la pelouse, les mains derrière la nuque, les armes jetées à terre. Les deux derniers avaient porté Honneger, encore inconscient. Il fut soigneusement gardé à vue. Mitraillette au poing, je pénétrai dans le château avec Michel sous la conduite d’un prisonnier. L’intérieur était dans un état pitoyable. Les toiles de maîtres, accrochées, dans des cadres luxueux, aux murs du salon, pendaient lamentablement crevées. Deux extincteurs à mousse carbonique, vides, témoignaient qu’un début d’incendie avait été éteint. Nous trouvâmes le cadavre de Charles Honneger, à demi coupé en deux, dans le vestibule, dont le parquet et les murs étaient incrustés d’éclats. Par un escalier de pierre, en colimaçon, nous descendîmes à la cave, dont la porte de fer sonnait sous des coups frappés de l’intérieur. À peine fût-elle entrebâillée qu’Ida Honneger en jaillit. Michel la happa par le poignet.
« Où allez-vous ?
— Mon père ? Mon frère ?
— Votre frère est mort. Votre père … Il est encore vivant.
— Vous n’allez pas le tuer ?
— Mademoiselle, dis-je, une dizaine de nos hommes sont morts à cause de lui — sans compter les vôtres.
— Oh ! C’est affreux. Pourquoi ont-ils fait cela, pourquoi ? dit-elle, fondant en larmes.
— C’est encore un mystère pour nous, répondit Michel. Où sont les jeunes filles qu’ils avaient enlevées ? Et Mlle … enfin, la star !
— Mad Ducher ? Là, dans la cave. Les autres sont enfermées dans l’autre cave, à gauche, je crois. »
Nous pénétrâmes dans le souterrain. Une lampe à pétrole l’éclairait vaguement. Madeline Ducher était assise dans un coin, très pâle.
« Elle ne doit pas avoir la conscience très tranquille, dit Michel, qui ajouta rudement: Levez-vous et sortez. »
Nous délivrâmes les trois villageoises. Remonté au rez-de-chaussée, je trouvai Louis, arrivé avec le reste du Conseil.
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