« Le vieux Honneger s’est ranimé. Viens, nous allons l’interroger. »
Il était assis sur la pelouse, sa fille à côté de lui. Quand il nous vit venir, il se leva.
« Je vous ai sous-estimé, messieurs. J’aurais dû penser à avoir les techniciens avec moi. Nous aurions dominé ce monde !
— Pour quoi faire ? Dis-je.
— Pour quoi faire ? Ne voyez-vous donc pas qu’il y avait là une occasion unique de diriger l’évolution humaine ? En quelques générations, nous aurions pu produire des surhommes !
— Avec votre matériel humain ? Dis-je, sarcastique.
— Mon matériel humain ne manquait pas de qualités: courage, opiniâtreté, mépris de la vie. Mais vous auriez joué un grand rôle, dans mes projets. Ma faute a été de croire que je pouvais prendre le pouvoir contre vous. J’aurais dû le faire avec vous. »
Il se pencha vers sa fille qui pleurait.
« Ne soyez pas durs pour elle. Elle ignorait tout de mes projets et a essayé ensuite de les faire échouer. Maintenant, adieu, messieurs.
D’un geste rapide, il porta quelque chose à sa bouche.
« Cyanure, dit-il en s’écroulant.
— Eh bien, cela fera un homme de moins à juger », dit Michel, en guise d’oraison funèbre.
Nos hommes chargeaient déjà le butin dans les camions: 4 mitrailleuses, six fusils mitrailleurs, 150 fusils et mitraillettes, 50 revolvers, des munitions en abondance. C’était un véritable arsenal que cette maison. Chose précieuse, nous trouvâmes une petite presse d’imprimerie, intacte.
« Je me demande ce qu’ils voulaient faire de tout ce matériel, sur Terre.
— D’après un prisonnier, Honneger commanditait une ligue fasciste, dit Louis.
— Tant mieux pour nous, au fond. Nous pourrons, ainsi, lutter contre les hydres.
— À ce propos, on n’en a plus revu. Vandal est en train de disséquer la petite, qu’on avait conservée dans un tonneau d’alcool, avec l’aide de Breffort. Il est précieux, ce garçon. Il a déjà enseigné à des jeunes gens l’art de la poterie, à la manière des indigènes sud-américains. »
Nous rentrâmes au village. Il était seize heures. La bataille n’avait pas duré une journée ! Chez moi, je m’endormis, épuisé. Je revis mon vieux labo de Bordeaux, le visage du « patron » me souhaitant de bonnes vacances: (« Je suis sûr qu’il y a encore quelques petites choses à étudier pour vous là où vous allez. » Oh ! Ironie ! Toute une planète !) ; La massive carrure de mon cousin Bernard dans l’embrasure de la porte, puis la montagne coupée net, à des centaines de mètres sous moi. Vers dix-huit heures, mon frère me réveilla, et j’allai voir Vandal. Il était dans une salle de l’école ; sur une table, devant lui, l’hydre empestant l’alcool, à demi disséquée. Il dessinait des schémas, tantôt au tableau noir, tantôt sur le papier. Breffort et Massacre l’assistaient.
« Ah ! Te voilà, Jean, me dit-il. Je donnerais dix ans de ma vie pour pouvoir présenter ce spécimen à l’Académie ! Une organisation extraordinaire ! »
Il me conduisit devant ses schémas.
« Je n’ai encore que grossièrement commencé l’étude de l’anatomie de ces animaux, mais plusieurs choses importantes ressortent déjà. On ne saurait mieux les comparer, à certains points de vue, qu’à des animaux très inférieurs. Ils ont quelque chose de nos cœlentérés, ne serait-ce que la multitude de nématocystes, de cellules urticantes, contenues dans leur tégument. Système circulatoire très simple: cœur à deux poches, sang bleuâtre. Une seule artère se ramifiant, le reste de la circulation est lacunaire. Une seule grosse veine afférente au cœur. Les lacunes jouent un très grand rôle ; même dégonflées, la densité de ces hydres est remarquablement faible. Appareil digestif à digestion externe, avec injection des sucs digestifs dans la proie et aspiration par un estomac-pharynx. Intestin très simple. Mais deux choses sont curieuses: 1°La dimension et la complexité des centres nerveux. Il existe un véritable cerveau, placé dans une capsule chitineuse, à l’arrière de la couronne de tentacules. Ceux-ci sont richement innervés, ainsi qu’un curieux organe, situé sous le cerveau, et qui ressemble un peu à l’appareil électrique d’un poisson-torpille. Les yeux sont aussi perfectionnés que ceux de nos mammifères. Cette bête serait, dans une certaine mesure, intelligente que cela ne m’étonnerait pas. 2°Les poches à hydrogène. Car c’est de l’hydrogène que contiennent ces énormes sacs membraneux qui boursouflent la partie supérieure du corps et occupent les quatre-cinquièmes de son volume. Et cet hydrogène provient de la décomposition catalytique de l’eau, à basse température ! L’eau est amenée par un tube hydrophore, venant d’un tentacule spécial, dans cet organe, où doit se faire la décomposition. Je suppose que l’oxygène passe dans le sang, car l’organe est entouré de multiples capillaires artériels. Ah ! Si un jour nous maîtrisons le secret de cette catalyse de l’eau !
« Une fois les poches à hydrogène gonflées, la densité de l’animal est inférieure à celle de l’air, et il flotte dans l’atmosphère. La puissante queue aplatie sert de nageoire, mais surtout de gouvernail. Le principal mode de propulsion réside en des sacs contractiles, qui projettent de l’air mêlé d’eau vers l’arrière avec une violence inouïe, à travers de vraies tuyères ! Sur le spécimen que nous n’avons pas conservé, j’ai excité électriquement les muscles des sacs contractiles ; j’avais placé à l’intérieur un anneau de fer. Regarde ce qu’il est devenu ! »
Il me tendit un gros anneau plié en huit.
« La puissance de ces fibres musculaires est prodigieuse ! »
Le lendemain matin, je fus réveillé par des coups frappés à ma porte. Louis me faisait prévenir que le jugement des prisonniers valides allait commencer, et que, en tant que membre du Conseil, je faisais partie de la Cour. Je sortis. Le soleil bleu se levait.
La Cour siégeait dans un grand hangar, transformé en tribunal. Elle comprenait le Conseil, renforcé de notables. Parmi ceux-ci, Vandal, Breffort, mon frère Paul, Massacre, cinq paysans, Beuvin, Estranges et six ouvriers. Nous occupions une estrade avec une table, les notables étaient assis de part et d’autre de nous. Puis un espace vide, où se tiendraient les accusés, enfin l’emplacement réservé au public, avec des bancs. Toutes les issues étaient gardées par des hommes en armes. Avant qu’on introduisît les accusés, mon oncle, que son âge et son ascendant moral avaient fait désigner comme président, se leva et dit:
« Aucun de nous n’a encore eu à juger ses semblables. Nous formons une cour martiale extraordinaire. Les accusés n’auront pas d’avocats, car nous n’avons pas de temps à perdre dans des discussions interminables. Aussi avons-nous le devoir d’être aussi justes, aussi impartiaux que possible. Les deux principaux criminels sont morts. Et je vous rappelle que les hommes sont rares et précieux sur cette planète. Mais n’oublions pas que douze des nôtres sont morts par la faute des accusés, et que trois de nos jeunes filles ont été odieusement maltraitées. Introduisez les accusés. »
Je lui glissai: « Et Ménard ?
— Il travaille avec Martine à une théorie du cataclysme. C’est très intéressant. Nous en reparlerons. »
Un par un, entre des gardes armés, les trente et un survivants valides entrèrent, Ida Honneger et Madeline Ducher les dernières. Mon oncle reprit la parole:
« Vous êtes collectivement accusés de meurtres, rapts et attaques à main armée. Subsidiairement de complot contre la sécurité de l’État. Y a-t-il un chef parmi vous ? »
Ils hésitèrent un instant, puis, poussé par les autres, un colosse roux s’avança.
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