Je déploie tout mon talent pour me faire embaucher dans des pièces, pour leur prouver qu’ils n’ont pas tort de me laisser libre. Même quand je vais si vite que je peine à me rattraper.
Et, à force d’efforts et d’auditions, je décroche, en interprétant Les Fourberies de Scapin , un beau rôle dans un spectacle tiré de La Belle au bois dormant : Le Prince charmant . Non seulement j’ai hérité du personnage le plus sympa de la pièce, mais en plus je suis rémunéré pour cela. Pour la première fois, je touche un revenu de ma passion.
Je passe un fort appréciable mois de juillet 1950 à me produire sur la scène de plusieurs lieux parisiens qui ne sont pas des théâtres, plutôt des maisons de retraite et des hôpitaux. L’épisode m’encourage à m’obstiner en subissant le parcours du combattant-acteur, l’épuisante tournée des auditions, ces épreuves de patience humiliantes qui lasseraient même un moine bouddhiste zen, mais qu’il est obligatoire d’endurer pour obtenir un petit rôle quelque part, n’importe où.
J’ai, heureusement, assez de motivation et d’énergie en moi pour ne pas me laisser abattre par le nombre de refus essuyés en comparaison des réussites. Persévérer est l’axiome ; espérer, une religion.
L’été d’après, je suis récompensé pour avoir marché sur des clous. On m’accepte dans une comédie d’André Haguet, Mon ami le cambrioleur . Une tournée de la pièce est prévue dans les Pyrénées, ce qui me réjouit au plus haut point, moi qui ai tant aimé mon séjour montagnard. Et, comble de chance, je découvre que l’un de mes partenaires me ressemble en tous points.
Il ne se trouve pas à Paris depuis longtemps, venant d’Algérie, et officie, lui, à l’école de la rue Blanche. Sur son visage, il porte l’envie de ne rien prendre au sérieux ; il a l’œil qui frise, même quand il se tait, et je peux lire dans son silence la vanne qu’il s’apprête à me sortir et le coup à préparer. Guy Bedos, mon alter ego . À nous deux, nous avons vite formé une bande entière, agitée, créative et incontrôlable.
Au bout de quelques jours de Mon ami le cambrioleur , je bénis le ciel de ne pas m’avoir laissé sans camarade dans d’abyssaux moments de solitude. Car nous jouons dans des lieux qui n’ont pas grand-chose à voir avec des théâtres, certes plus pittoresques les uns que les autres, mais surtout vides. En tout cas, les soirs où nous nous y produisons.
Nous écumons ainsi les bars tenus par trois vieux piliers, blasés et bougonnant dans leur barbe décolorée par l’eau-de-vie, les granges sombres et poussiéreuses où nos costumes se tapissent de paille et nos souliers de crotte, et les garages où il arrive que les propriétaires viennent récupérer leur voiture en plein milieu de la pièce.
La tournée a été organisée pour animer les congés payés des familles françaises qui ont opté pour les Pyrénées, chasser l’ennui de leur existence estivale où ils tentent d’apprendre la paresse après avoir sué toute l’année comme des bêtes de somme. Mais lorsqu’ils se trouvent là, devant nous, par hasard, ils se révèlent assez hermétiques à notre histoire de cambrioleur, nous tournant carrément le dos, voire se levant pour s’éloigner de nous qui les empêchons de s’entendre avec nos voix de comédiens parisiens, ou, encore mieux, nous jetant des projectiles du type avions en papier. Chaque soir est un joyeux désastre (que nous essayons d’oublier en nageant dans une ivresse épaisse).
Un soir, nous frôlons le fond de la misère du comédien. Je ne sais à quel alcool local l’acteur principal avait goûté, mais il intervertit le premier et le dernier acte, sacrifiant de fait le premier et réduisant la pièce à peau de chagrin, totalement incompréhensible pour notre public pelé. Lorsque le rideau tombe après quinze minutes de représentation et d’actions rendues obscures par l’amputation de la situation initiale et des péripéties, les spectateurs réagissent au plus mal.
Le volume des sifflements, des « Ouuuuuuhhhh », et la densification de l’espace aérien traversé par nombre d’objets, plus ou moins coupants, nous font craindre une lapidation collective. Pas le choix : il faut improviser pour nous éviter de rentrer blessés à Paris.
Nous quittons l’espace qui fait office de coulisses et rejoignons aussitôt le public, devant lequel nous commençons à faire les couillons. Je me mets spontanément dans la peau d’un comique célèbre de l’époque, Roger Nicolas, qui fait des sketchs très amusants, dans lesquels il raconte des histoires qui démarrent invariablement par : « Écoute, écoute… » Il fait des têtes de fou sous son chapeau, en faisant rouler ses yeux dans leurs orbites.
En quelques minutes, les spectateurs, prêts à nous lyncher, se mettent à rire bruyamment. Le spectacle est sauvé. Mon acolyte de bouffonneries se lance, lui, dans des improvisations hilarantes qui manifestent la richesse de son imagination débridée. Les gens sont satisfaits, ils sont divertis.
En dépit de cette liberté dont nous profitons pour nous exercer à être drôles en complétant Mon ami le cambrioleur ou en reprenant le fameux duo Pierre Dac/Francis Blanche dans le sketch du Sar Rabindranath Duval à qui il est demandé : « Vous pouvez le dire ? », et qui devine tout et n’importe quoi, sur la place des villages, nous demeurons frustrés de végéter dans des salles de dernière zone, et supportons difficilement, Guy et moi, la vie de camping.
Tous les jours après le spectacle, il faut monter une tente à l’endroit, alors que les verres d’alcool engloutis nous altèrent autant que désaltèrent, nous empêchant souvent de nous rappeler nos prénoms et le lieu où nous sommes, et que la chasse aux jeunes filles nous a fatigués.
En outre, dormir sans matelas est un plaisir que je laisse volontiers aux ascètes du monde entier et je dois avouer que me plier aux corvées contrarie fort ma nature qui, à l’air libre, se laisse couler.
Pour finir le tableau, nous sommes très déçus, mon copain et moi, de n’être pas reconnus pour nos qualités vocales dont nous donnons la preuve à la terrasse des bistrots, le soir, chargés comme des canons allemands. Les individus qui pourraient se sentir flattés d’être gratifiés de tant de beauté, et nous récompenser de quelques deniers, nous maudissent plutôt et cherchent à nous chasser par tous les moyens.
En un mois, nous ne jouons qu’une seule fois dans un vrai théâtre. À Amélie-les-Bains. Nous sommes tout à la fois contents de pouvoir nous prendre au sérieux, et exaspérés. Le contraste flagrant entre les endroits tristes où nous avons dépensé notre énergie jusqu’alors et la scène authentique, avec son rideau, ses coulisses, ses coursives, ses éclairages, nous plombe. Ce soir-là, nous savons ce que nous avons à faire en rentrant à Paris : intégrer le Conservatoire pour que notre carrière décolle, et ne plus nous retrouver dans des plans aussi foireux que cette tournée pyrénéenne. Ce haut lieu du théâtre est le nec plus ultra de l’apprentissage, et la voie impériale pour passer les portes de la Comédie-Française, sanctuaire que seuls les très bons pénètrent. Nous en serons, de ceux-là. Ou nous ferons autre chose. C’est le pacte. On se serre la main, et on se promet que ce sera : « Le Conservatoire, ou rien ! »
Nous rentrons à Paris dans un camion à farine, de quoi nous faire courir au concours d’entrée qui aura lieu le 15 octobre suivant. Raymond Girard, depuis deux ans, m’y prépare, puisque c’est l’objectif plus ou moins implicite de la plupart des cours de théâtre. Mais, jusqu’alors, la nécessité de m’y présenter ne m’était pas venue aussi nettement à l’esprit.
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