Dans la mêlée, Erwan repéra le nom de Trésor Mumbanza — le salopard n’avait pas froid aux yeux. Par pur masochisme, ce fut le seul mail qu’il ouvrit. Le Luba exprimait en phrases alambiquées sa tristesse et son admiration à l’égard de Morvan, le fondateur de l’empire Coltano. Un bref instant, Erwan fut tenté de repartir là-bas, pour buter purement et simplement l’enfoiré. Mais ces paroles fielleuses avaient une autre signification : si Erwan s’en tenait à sa version officielle, le grand Noir lui foutrait la paix. On pouvait s’arranger sur la tombe du Padre.
Il ferma sa boîte aux lettres en se disant qu’il devait changer au plus vite d’adresse — celle-ci s’était refilée plus vite qu’une IST. Maggie avait raison : des funérailles « dans la plus stricte intimité » s’imposaient, ça couperait l’herbe sous le pied à tous ces faux culs. L’image qui l’avait pétrifié tout à l’heure — les Morvan cloués sous la pluie bretonne, au bord d’un trou de granit — lui parut d’un coup réconfortante.
Le tintement particulier des SMS de son groupe retentit. Favini lui envoyait la liste complète des endroits où Isabelle Barraire-Hussenot avait été internée depuis les années 90. Un clic, un coup d’œil : plus rien après 2003. Plutôt étonnant : au moment de son divorce, Isabelle devait toucher le fond. Où avait-elle été soignée ? Erwan chassa de son esprit des scénarios de mauvais thrillers, avec clinique secrète et emprisonnement abusif…
Il se concentra plutôt sur les noms, les dates et les adresses des établissements. La psychiatre avait passé un tiers de sa vie d’adulte derrière les murs aveugles des asiles. Sans compter le temps où elle avait exercé, disons, du bon côté de la ligne. Son frère prétendait qu’elle n’avait jamais été radiée du conseil de l’Ordre. À vérifier mais plausible. Un médecin qui avait régulièrement changé d’équipe : un jour toubib, le lendemain patiente…
Erwan tressaillit : il venait de reconnaître une adresse. La clinique des Feuillantines à Chatou. C’était là-bas que Morvan avait envoyé Gaëlle, après la nuit meurtrière de Sainte-Anne. Or, le Vieux y avait été lui-même soigné. Se pouvait-il qu’Isabelle et lui se soient croisés là-bas ? Les dates . L’héritière y avait été hospitalisée trois fois : un mois au printemps 1996, cinq semaines à partir de novembre 1997, plus de deux mois début 2000. Des picotements sur tout le corps. Erwan ignorait quand son père y avait séjourné mais cela méritait d’être vérifié. En admettant qu’ils se soient connus là-bas, Morvan devenait d’un coup le chaînon manquant entre la paranoïaque qui s’habillait en officier nazi et le nganga tueur de femmes. Un comble .
Dans tous les cas, Barraire et Morvan avaient côtoyé les mêmes psychiatres — ce qui pouvait constituer une autre connexion, quoique indirecte et lointaine, mais Erwan était preneur du moindre détail.
Il décrocha son téléphone et tomba sur une infirmière de permanence — il était plus de minuit. Il se présenta d’un ton sec et demanda qu’on lui communique sur-le-champ la liste des médecins en fonction aux Feuillantines aux dates qui l’intéressaient.
— C’est impossible, commandant, minauda l’infirmière pour qui ce coup de fil était une distraction inespérée. Je ne peux rien vous fournir par téléphone, vous le savez bien. Je vous conseille de rappeler demain matin et de parler au directeur de…
— J’arrive.
Sous la pluie, la D13 se déroulait vers les bois de Saint-Germain-en-Laye comme un fleuve gris vers une mer émeraude. Il avait l’impression d’avoir déjà vécu cette scène. Peut-être quand il cherchait sa sœur dans les profondeurs de Bièvres, en pleine partouze satanique. Ou quand il s’acheminait vers la clinique de la Vallée en Suisse, sur la piste des fanatiques qui s’étaient fait greffer la moelle osseuse de l’Homme-Clou.
Il ne pensait plus à l’enquête ni à l’Afrique. Plus la force . Un boxeur au vestiaire, groggy, qui ne sait même plus s’il a gagné ou perdu. Il ne songeait pas non plus à la disparition de son père. Encore moins l’énergie . Pour l’heure, son esprit était seulement effleuré d’ombres. Inquiétudes, prémonitions, intuitions vagues. Encore une fois, il suivait les traces de son père. Encore une fois, son nom allait lui servir de clé pour ouvrir une nouvelle brèche…
Au-delà des essuie-glaces, les stries de l’averse s’alignaient sur les arbres rectilignes de la route. Il ne voyait pas grand-chose et suivait les indications de son GPS comme un aveugle est cramponné à son chien guide. La faim le torturait depuis un bon moment. Il stoppa dans une station-service, fit le plein et s’acheta une barre chocolatée. La jouissance du sucre lui colla un véritable vertige : au moins, il n’était pas anesthésié de ce côté-là.
GPS, de nouveau. Après Rueil-Malmaison, il quitta la nationale et remonta les berges de la Seine jusqu’à un dédale de pavillons et de jardins richement boisés. La clinique des Feuillantines se trouvait rue de l’Asile. Ça ne s’invente pas . Il s’arrêta devant la grille pleine en tôle noire, surmontée d’une frise de pics acérés. D’instinct, il préféra se garer à l’extérieur plutôt que de jouer, à minuit, les visiteurs bienvenus.
Il sonna à la petite porte qui jouxtait les doubles battants — ceux des arrivées en fanfare, voiture ou ambulance. Le seuil s’éclaira brutalement et une voix féminine résonna dans l’interphone :
— Vous êtes le flic qui a appelé ?
Erwan se souvint du ton mielleux de l’infirmière et la joua séducteur.
— Je tiens toujours mes promesses, susurra-t-il en montrant son badge à la caméra.
L’autre gloussa et lui ouvrit. Remontant l’allée éclairée par des projecteurs enfouis dans les pelouses, il se conditionnait pour convaincre la fille du standard — sans doute seule, à moins qu’elle n’ait déjà appelé les flics de Chatou. Sa carte tricolore n’y suffirait pas : vu sa clientèle, la clinique était certainement la cible des paparazzis, faux flics inclus. Tout ce qu’il possédait comme argument supplémentaire, c’était son charme naturel.
Au bout de l’allée apparut un imposant hôtel particulier en meulière. Avec ses tours de fenêtres blancs, la façade évoquait les tons d’un court en terre battue.
L’intérieur tranchait avec les murs ocre du dehors : immaculé, clinquant, aveuglant. La femme en blouse derrière son comptoir était tout sourire :
— Qu’est-ce que vous voulez au juste ?
— Consulter vos registres des années 90.
— Vous avez une commission rogatoire ? Quelque chose ?
Erwan sourit. Les civils utilisent toujours des termes inappropriés tout droit sortis de téléfilms. Parfois amusant, souvent lassant. Joue-la franco .
— Je n’ai ni commission ni aucune légitimité. Il n’y a même pas d’enquête officielle. La seule chose dont je peux vous assurer, c’est que cela ne concerne en rien vos patients actuels. Les faits qui m’intéressent remontent aux années 90 et 2000.
— Quels faits au juste ? demanda-t-elle en se penchant sur le comptoir, blouse entrouverte sur une paire généreuse.
Pas d’humeur à batifoler : il préféra en revenir au rôle qu’il connaissait le mieux — le flic à poigne qui n’a pas de temps à perdre.
— Au moins une douzaine d’homicides, avec tortures, mutilations, éviscération et vol d’organes. Le tueur utilise des clous et des tessons pour transformer ses victimes en fétiches africains. Si vous voulez plus de précisions, je serai obligé de vous convoquer au 36.
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