Erwan piquait du nez — tout ça n’était pas passionnant — quand il se souvint que le frère d’Isabelle, Olivier, était à Paris pour récupérer le corps de sa sœur. Il feuilleta les liasses et trouva son numéro de portable griffonné dans un coin de PV.
Erwan avait l’espoir de le rencontrer en personne mais à son ton, il comprit qu’il devrait se contenter de quelques réponses au téléphone. Il se présenta, expliqua qu’il avait besoin d’informations pour boucler le PV judiciaire relatif à la disparition d’Isabelle et obtint un oui réticent. Il adoucit considérablement les questions qu’il avait prévues.
— Depuis quand n’aviez-vous pas vu votre sœur ? commença-t-il d’un ton plein de sollicitude.
— Dix ans. Sa maladie… Disons que nous avions coupé les ponts.
La brouille après le décès des parents évoquée par Favini, sans doute à propos de la succession.
— Isabelle était-elle toujours actionnaire de votre société ?
— Ça ne vous regarde pas. Que cherchez-vous au juste ? Ça ne vous suffit pas d’avoir provoqué sa mort ?
Resserre tes questions : ton temps est compté .
— Avant de décéder, reprit Erwan d’une voix plus ferme, Isabelle a tenu des propos qui pourraient la relier à une de nos enquêtes.
— Ma sœur souffrait de graves troubles psychiques. Ce qu’elle pouvait dire ou ne pas dire n’avait aucune signification… raisonnable.
— Elle détenait pourtant des informations précises, plutôt troublantes, concernant une affaire criminelle. Je voudrais vérifier quelques faits avec vous.
Un soupir fataliste qui pouvait passer pour un assentiment. Olivier Barraire s’était toujours attendu à une catastrophe du côté de sa sœur. Sa mort rue du Renard, écrasée par une voiture alors qu’elle était déguisée en homme, n’était qu’une option parmi beaucoup d’autres.
— Elle avait perdu son mari et ses deux enfants en 2006…, reprit Erwan.
— Philippe n’était plus son mari. Ils étaient divorcés depuis quatre années.
— Mais vous aviez été informé de l’accident ?
— Bien sûr. Toute la famille était présente aux funérailles. Les pauvres gosses…
Une inflexion dans sa voix incita Erwan à demander :
— Isabelle était là ?
— Non, admit l’autre après une brève hésitation.
— Où était-elle ?
— Impossible de savoir.
Erwan imagina le cimetière des Lilas, le mausolée où la psychiatre avait embaumé son ex-mari et ses enfants à l’égyptienne. Elle n’avait pas assisté à l’enterrement mais était revenue, de nuit, pour exhumer les corps et les traiter à sa façon. Pour l’heure, personne n’était au courant de ce versant de l’affaire.
Changement de cap :
— Vous saviez qu’elle avait repris ses… consultations ?
— Non.
— Qu’elle exerçait sous un faux nom ?
— Absolument pas.
— Qu’elle se faisait passer pour un homme ?
— NON ! En quelle langue je dois vous le dire ? Ni moi ni personne de notre famille n’avions plus de contact avec elle. Elle nous avait rejetés. Elle ne voulait plus entendre parler de nous…
— Pourquoi ?
L’homme soupira :
— Des délires paranoïaques. Elle pensait que nous voulions la tuer, la spolier, l’interner, ça dépendait des jours. Ma sœur était… malade. Terriblement malade. Il est tard, commandant.
Le chef d’entreprise avait un léger accent auvergnat mais surtout un ton qui vous donnait l’impression qu’il vous parlait du haut d’un des volcans de sa région.
— Vous êtes passé à son cabinet ? essaya encore Erwan.
— Non. Je suis venu régler pour l’instant les modalités du transfert. Nous tenons à ce qu’Isabelle soit enterrée, malgré tout, dans notre caveau familial, à Clermont-Ferrand.
— Vous n’êtes pas allé voir où elle vivait, rue de la Tour ? Récupérer ses affaires ?
— Je reviendrai après l’inhumation. Bonsoir, commandant.
— Attendez.
— Quoi encore ?
— Une dernière chose. Votre sœur louait, sous le nom d’Éric Katz, à la fois son cabinet et son appartement. Pourtant, compte tenu de votre fortune familiale, je suppose qu’elle avait hérité de biens immobiliers à Paris ou acheté un appartement après son divorce.
Olivier admit, après quelques secondes de réflexion :
— Il y a la maison de Louveciennes qui appartenait à mes parents. Isabelle en a hérité. Après son divorce, elle y a brièvement vécu. Elle avait l’espoir d’y accueillir ses enfants mais… ça n’a pas marché.
— Je peux vous demander l’adresse ? Simplement pour boucler notre dossier.
Ce mensonge ne rimait à rien et l’autre ne fut pas dupe :
— Vous racontez n’importe quoi. Isabelle a été victime de vos méthodes brutales et maintenant, vous prétendez me soutirer des informations d’ordre privé ? Vous n’avez aucun droit, aucune légitimité. Si une enquête doit être ordonnée, ce sera contre vous !
Les flics n’ont pas de superpouvoirs mais ils ont un joker, la menace :
— Je vous demandais plutôt cela pour vous éviter les ennuis.
— Pardon ?
— Votre sœur louait la rue de la Tour sous le nom d’Éric Katz, avec de faux papiers. Ce qui constitue un délit. Elle louait aussi un bail professionnel rue Nicolo…
— Isabelle n’a jamais été radiée du conseil de l’Ordre !
— Elle n’exerçait pas sous son identité. Deuxième délit, beaucoup plus grave. Ce n’est de l’intérêt de personne d’ouvrir une procédure post mortem. Si ses patients apprennent la vérité, ils attaqueront votre famille au nom du préjudice moral et financier…
— Quel rapport avec Louveciennes ?
— Je préférerais la domicilier sur mon rapport à une adresse légale.
Tout ça était absurde — impossible en France de poursuivre un prévenu décédé. Mais cinquante pour cent de la force des flics est fondée sur la méconnaissance des lois chez le péquin moyen.
— C’est au 82, rue des Domaines, près de la Seine, cracha enfin Olivier. Ne vous avisez pas de…
— N’ayez crainte : c’est juste pour la paperasse. En revanche, lorsque vous reviendrez à Paris, j’aimerais vous rencontrer et…
— On verra.
Barraire coupa sans même lui demander ses coordonnées.
Erwan était tenté de foncer sans attendre à la villa : Isabelle y avait peut-être laissé des éléments décisifs. Arrête de déconner . Une telle expédition signifiait : effraction d’un domicile privé, fouille illégale, vol d’objets et de documents… Dans tous les cas, rien d’utilisable aux yeux de la loi, sauf contre la BC elle-même.
Malgré ça, l’idée le taraudait. En réalité, pour une telle opération, il ne voyait qu’une seule personne : Audrey.
— Tu te fous de ma gueule ? s’étrangla-t-elle après qu’il lui eut expliqué son projet au téléphone.
Cette fois, il fut bien obligé de lui accorder de franches excuses. Audrey n’attendait que ça pour se jeter dans une nouvelle expédition criminelle — elle tenait plus du rapace nocturne que du fonctionnaire policé.
— Mais je ne peux pas te couvrir sur ce coup…, prévint-il.
— Sans blague ! Je vais jeter un œil. Je te rappelle demain matin.
Erwan raccrocha, vaguement inquiet. Il se décida à consulter enfin ses mails — ou du moins leurs expéditeurs. Toujours aussi nombreux. Maintenant qu’il était mort, Morvan faisait l’unanimité. Même au-delà des frontières françaises. Ministres italiens (qui devaient aussi s’être rendus, quelques jours plus tôt, aux funérailles de Montefiori), diplomates allemands, anglais, américains et, bien sûr, cohorte de personnalités africaines…
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