Erwan avait du mal à imaginer ce traitement à distance suggéré par un complice assassin.
— Il a donc soigné papa par ton intermédiaire ?
— Non. Je te parle de quelques coups de fil, sur des décennies. Quand Grégoire refusait de consulter à Paris, j’appelais de Perneke pour avoir un conseil…
— Combien de temps ce petit jeu a-t-il duré ?
— J’ai cessé tout contact dans les année 90.
— Tu sais ce qu’il est devenu ?
— Il a poursuivi sa carrière en Belgique. Il est mort en 1997, à Namur. Mais ce n’est pas lui l’important.
Erwan était d’accord. Pourtant, il ne parvenait pas à lâcher ce sujet :
— Tu l’aimais ?
Elle gloussa d’une manière sinistre : dans l’obscurité, ce bruit évoquait le gargouillis d’un reptile au fond d’une mare saumâtre.
— Tu n’as donc rien compris… Seul Grégoire comptait pour moi. De Perneke n’a été qu’un moyen pour le récupérer.
L’aube du 1 er mai 1971. Morvan abruti de psychotropes, dans la voiture, sous une pluie battante. Maggie transperçant le corps de Cathy de clous et de tessons, opérant seule, comme un équarisseur dans un abattoir. Elle et de Perneke partant sur les pistes larguer le corps et faisant ensuite l’amour dans le hangar à bateaux. Pour la fête du Travail, la petite équipe n’avait pas chômé…
— Après toutes ces années, reprit-elle comme si elle avait suivi exactement le même fil de pensée, je n’ai toujours pas expié mon crime.
Son sixième sens de flic le prévint que Maggie allait encore lui en sortir une sévère.
— Elle n’était pas morte, murmura-t-elle. Je veux dire : dans le hangar…
Il ferma ses sens au monde extérieur comme on bloque ses poumons sous l’eau. Il attendit ainsi plusieurs secondes avant de laisser revenir à lui la voix diabolique.
— Je suis restée longtemps à l’observer. J’étais fascinée par ce corps, ce visage. Une chose que tu sais sans doute : ton père lui avait rasé la tête. Il avait commencé à lui graver une croix gammée sur le front. Dans son délire, il avait transformé Cathy en Jacqueline Morvan. On n’a jamais su ce qu’il lui avait fait d’autre quand elle était inanimée mais on peut tout supposer…
Morvan faisant l’amour avec le corps inerte, celui de sa maîtresse adorée et de sa mère honnie, à la manière d’un de ces serial-killers dont parlent les livres spécialisés. Comment un tel homme avait-il pu mener ensuite une vie apparemment normale ? Comment avait-il pu diriger des services de police, résoudre des enquêtes criminelles, commander des opérations d’intérêt national ?
— C’est toi qui l’as tuée ? demanda-t-il soudain.
— Je pourrais te dire que je n’avais pas le choix, que Cathy allait témoigner contre Grégoire, mais ce n’est pas vrai. Elle lui aurait encore pardonné, j’en suis sûre. Je l’ai achevée par pure jalousie. Quand je l’ai vue revenir à elle, la haine et la fureur ont jailli au fond de moi. Cette salope était donc increvable. Elle allait me voler ma vie, les enfants que je devais avoir avec Morvan… J’ai attrapé un marteau et l’ai frappée à la tête. À la poitrine. Dans les côtes. Cette fois, elle ne bougeait plus. J’ai pris des clous et les lui ai enfoncés dans les tempes. Elle s’est agitée à nouveau. Je l’ai attachée, je l’ai bâillonnée et…
Elle s’arrêta comme pour reprendre son souffle mais c’était sa propre raison qu’elle cherchait. À l’évocation de cette nuit, son esprit se perdait à nouveau.
— Je te passe les détails, reprit-elle finalement. J’ai fait ce qui devait être fait…
Elle tendit le bras et se mit à caresser le crâne d’Erwan, à la manière d’une araignée aux pattes silencieuses. Il ne réagissait plus : ses nerfs étaient comme sectionnés.
« Je te passe les détails … » Lui revenaient pourtant des passages du rapport d’autopsie rédigé par un médecin de la clinique Stanley. Un tesson encastré lui avait fait sauter l’œil gauche. Un clou avait déchiré la joue droite jusqu’à la gencive. L’éviscération avait été complète et la plaie de l’abdomen était si basse qu’elle avait rejoint le sillon de l’urètre. Maggie de Creeft avait surpassé Thierry Pharabot sur son propre terrain. En réponse, l’Homme-Clou s’était déchaîné à son tour : Colette Blockx, Noortje Elskamp… Sinistre surenchère.
— Pour l’enfant, braqua-t-il d’un coup, comment avez-vous fait ?
Impossible de superposer ce « il » avec un quelconque « je ».
— Ça n’a pas été si compliqué. Après la raclée que Morvan m’avait foutue, je me suis installée à Kisangani, dans la région des Grands Lacs. C’est difficile à imaginer aujourd’hui mais à l’époque, c’était une ville paisible aux grandes artères, aux villas fleuries. Je t’ai emporté avec moi. Morvan a repris son enquête et a enfin arrêté l’Homme-Clou. Les choses se sont tassées. Il m’a épousée et nous avons pu annoncer ta naissance en trichant sur les dates. Ce n’était pas le conte de fées dont rêvent les jeunes filles mais je m’en suis accommodée.
Maggie avait le sens de la formule. Un enfant né d’un père dément, élevé par la meurtrière de sa propre mère, sur fond d’homicides en série. Je vous présente Erwan Morvan . Quarante-deux ans de cauchemars et de non-dits, compressés tant bien que mal entre un 9 mm et une coupe en brosse.
Il essaya de se redresser. Ses courbatures lui rappelèrent qu’il avait encore une existence physique — dans ces ténèbres, hypnotisé par cette voix désincarnée, il avait fini par perdre toute conscience de son corps.
— Je te demande de ne pas me juger.
— Tu as perdu pied, Maggie. On est au-delà du jugement ou du châtiment. Tu as simplement tué ma propre mère !
— C’était une autre époque.
Il éclata de rire à son tour — ce rire lui lacéra la bouche comme un rasoir.
— Tu dois te faire soigner.
La main-mygale s’écarta, il put enfin se mettre debout. À présent, il distinguait nettement Maggie, les doigts en suspens. Maigre silhouette de baba cool vieillie, aussi desséchée que les idées qu’elle prétendait défendre. Il ne savait pas que le Flower Power incluait aussi l’assassinat et la barbarie…
— Tu ne comprends pas ce que je veux dire, souffla-t-elle sans le regarder. Je te parle du lieu et du moment. À Lontano, on a tous été pris dans un tourbillon. L’Homme-Clou a été le catalyseur de toutes les folies latentes. L’Afrique, la malédiction de notre clan, l’argent des mines, la violence, le racisme…
Erwan capitula. Il était vide. Plus de colère ni la moindre énergie pour condamner Maggie, la dénoncer ou l’absoudre. Avant de partir en Afrique, il avait dit à son père : « La prescription, c’est pour les juges, pas pour les hommes. » Il avait tort. La prescription était inscrite dans les tables de l’univers. La prescription, c’était l’oubli. Non pas celle des mémoires, mais celle des corps : plus d’hormones ni d’adrénaline pour se révolter.
— Pourquoi me parles-tu maintenant ? demanda-t-il à bout. Parce que papa l’a fait ? Jusqu’à la fin, c’est lui qui décide ?
Elle conserva le silence, tête baissée. On aurait pu croire qu’elle pleurait ou qu’elle se recueillait. Erwan devinait qu’elle se moquait plutôt de sa naïveté.
— Aujourd’hui qu’il n’est plus là, plus rien n’a de sens. En tout cas moi, je n’ai plus de sens…
Quand il se retrouva chez lui — murs blancs, odeurs d’eau de javel, frigo vide : sa version personnelle du foyer —, il n’éprouvait toujours aucun sentiment : il était dans le même état qu’à l’aéroport de Lubumbashi. Assommé, abasourdi. Pour tenter de retrouver un sujet d’intérêt, il appela son équipe. Rien de neuf. Audrey était sur messagerie. Favini travaillait à identifier les hostos où Isabelle Barraire avait été soignée — la liste était longue. Tonfa avait contacté des patients d’Éric Katz et s’était fait recevoir. Il recherchait maintenant des infos sur la famille Barraire et ses pressings. Chacun lui promit un rapport écrit dans la nuit mais Erwan avait déjà compris qu’il n’y avait pas grand-chose à espérer avant le lendemain matin.
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