Finalement, tout s’était apaisé. Victoire par abandon . Le troisième acte s’était déroulé dans une sorte d’indifférence épuisée où elle continuait à parler, parler, parler… Dégager la plaie afin de préparer le champ opératoire. Sans doute le meilleur stade pour la thérapie : elle s’exprimait « à vide », sans réfléchir, sans affect, auprès d’une oreille totalement neutre. Pourtant, le traitement n’avait pas porté ses fruits. Aucun signe d’amélioration. Pire, Gaëlle avait rechuté. Il avait dû lui prescrire de nouveaux antidépresseurs. Finalement, elle avait balancé les médocs et était retournée à sa souffrance. Elle préférait encore affronter ses démons que de perdre son temps sur ce foutu divan…
Quand elle l’avait revu, elle avait été déçue. Comment avait-elle pu tomber amoureuse de ce quinquagénaire sec comme une trique ? Cette espèce d’homme-girafe avec son col de chemise à la Karl Lagerfeld ? Elle retrouvait le psy indifférent, celui qui lui avait mis les nerfs en pelote et avait sondé ses blessures avec son silence invasif.
Il faut croire qu’elle se trompait puisque aujourd’hui, il était sorti du bois. Il y avait bien un homme sous le costume. Peut-être même un sexe. Fébrile, engourdie, elle n’avait pas mis longtemps pour admettre qu’elle craquait toujours pour le psy. Et cela n’avait rien à voir avec le transfert ni la psychanalyse.
Gaëlle détestait cette idée parisienne que l’amour n’est qu’une forme de névrose, que notre carte du Tendre se résume à une liste de traumatismes. Malgré ses déséquilibres psychiques, elle était de la vieille école : l’amour doit être spontané, inexplicable, féerique. Elle qui avait toujours craché sur les sentiments, elle dont le féminisme était si violent qu’elle en excluait même les femmes, elle n’était pas plus blindée que les autres. Au contraire, elle était, au fond, la plus idéaliste.
Un bruit dans son dos lui fit tourner la tête.
Un homme avançait dans la pénombre d’un pas de somnambule, le visage tordu par un rictus. On aurait dit un zombie de film d’horreur ou un malade abruti de médocs comme elle en avait tant croisé en HP.
Ce n’était que son frère qui avait fait un cauchemar.
Elle balança sa cigarette au-dessus de la balustrade et rentra : le devoir l’appelait.
Le Katanga offre d’ordinaire un paysage de brousse, une alternance de plaines et de sous-bois. Aujourd’hui, mauvaise pioche : ils pataugeaient depuis l’aube dans un tunnel végétal qui ne cessait de monter et de descendre, offrant une visibilité limitée à quelques mètres. De la forêt dense, comme on en trouve plutôt dans la province Orientale ou celle de l’Équateur.
Ils défilaient là-dedans à l’ancienne : chef blanc, hommes armés, porteurs. Morvan marchait nuque baissée, sentant les bretelles de son sac à dos s’enfoncer dans sa chair. Il suait comme un bœuf et cette transpiration même lui paraissait huiler ses rouages.
Il ressassait toujours les mêmes idées, les mêmes interrogations, à la manière de mantras ou de versets coraniques : qui avait tué Nseko ? Qui était au courant pour les gisements ? Qui l’attendait là-bas, sur ses terres ? Ces incertitudes le démangeaient comme s’il était tombé dans un buisson de plantes urticantes. Quand son cerveau lui-même se fatiguait de tourner à vide, il passait la seconde et affrontait la question cruciale : qu’allait dénicher son fils sur son passé ? Allait-il réussir à extirper la vérité, toute la vérité ?
Nouvelle suée. D’un coup de front, il envoya une giclée aux alentours sans chercher à s’éponger — il avait les pouces coincés sous les lanières de son sac. Au-dessus de lui, la canopée transpirait elle aussi et c’était comme une pluie tiède qui vous nourrissait. Vraiment dégueulasse…
Pourtant, il n’était pas pressé de retrouver la plaine. Au moins, ici, ils étaient à couvert — loin des regards ennemis.
Un brouhaha derrière lui, une agitation puis l’arrêt des troupes.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Michel remonta la file et lui fit signe de venir. Grégoire laissa tomber son sac à dos et regarda sa montre : 8 heures. D’après son GPS, ils avaient déjà couvert un quart du parcours prévu aujourd’hui. Pas mal . La Touffe lui dit quelques mots à voix basse, qu’il ne comprit pas.
Ils descendirent la pente jusqu’à la fin du cortège. Un adolescent reposait dans la boue, écrasé par son paquetage.
— C’est quoi ces histoires ? demanda le Vieux à la cantonade.
Aucune réponse. Il s’approcha et écarta le sac de toile. Une plaie suppurait à l’intérieur de la chaussure du gamin jusqu’au-dessus de la cheville. La jambe offrait d’horribles nuances verdâtres. Gangrène. Couper d’urgence . Il souleva la chemisette et comprit qu’il était trop tard pour quoi que ce soit. La pourriture était partout. Le gosse n’en avait plus que pour quelques heures.
— Qui a engagé ce con ? rugit Morvan à l’attention de la Touffe.
— Patron, c’est lui qui voulait venir.
Le moribond tenta de se relever afin de donner le change. Leur cantine de pharmacie contenait de la pénicilline mais à ce stade… Le porter jusqu’aux mines ? Rebrousser chemin et le ramener à la piste d’atterrissage ? Aucun avion avant une semaine. L’abandonner ici ? Quelle que soit l’option, le môme mourrait et les seules conséquences seraient du temps perdu, des médicaments gaspillés, des emmerdements redoublés…
Morvan se tourna vers Michel et cracha :
— Prenez son sac et continuez. Je vous rejoins.
À voix basse, le contremaître donna des ordres. La forêt semblait s’être resserrée sur eux, révélant sa nature de tombeau.
Le gamin, qui était déjà retombé, observait Grégoire en tremblant.
— Je vais t’aider, fit Morvan en swahili.
Il lui passa le bras sous les aisselles et le releva d’un geste.
— Comment tu t’appelles ?
— Gilbert.
— T’as quel âge ?
— Quinze ans.
Il le poussa devant lui, dans le sens de la pente, l’éloignant de la troupe. Le jeunot se mordait les lèvres pour ne pas montrer sa douleur. Il voulait y croire : on redescendait vers la piste, on allait le soigner, on allait le sauver…
Morvan ne tira qu’une fois — dans la nuque. Il conservait toujours une balle dans la chambre comme une rancœur sur l’estomac. Le gamin roula à terre pour finir coincé dans un entrelacs de lianes. En s’approchant, Grégoire vit que sa tête baignait dans un lit de poudre rouge : des milliards de fourmis couraient déjà sur son visage.
Des vers de Léopold Sédar Senghor lui revinrent en mémoire :
« Avant que le destin jaloux ne te réduise en cendres pour nourrir les racines de la vie… »
Dans quelques heures, la dépouille aurait complètement disparu.
Il remonta la côte en jurant. La détonation avait alerté les prédateurs des alentours. Fuck . Il sentait les larmes lui brûler les yeux et fut étonné par cet accès de sentimentalisme.
Il ne pleurait pas sur le môme — en forêt, l’espérance de vie est faible — mais sur lui-même. Sur cette violence qui l’avait forgé et qu’il retrouvait maintenant, intacte, dans une espèce de pureté abjecte.
Il endossa son sac et reprit la tête de ses hommes. Dans leurs yeux, aucun reproche, aucun jugement. Il était fautif de ne pas avoir vérifié ses troupes. Eux l’étaient d’avoir enrôlé un tel gamin qui l’était lui-même d’avoir voulu s’embarquer dans cette galère.
Affaire classée .
Contrairement à ce qu’on pense, l’Afrique n’incite pas à la compassion.
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