— J’ai envoyé le matos y a deux mois, relança Grégoire en désignant la brousse obscure, vous aviez pas commencé ?
— Ça a repoussé.
— Et depuis, qu’est-ce que vous branlez ?
— On t’attend. On élague la piste d’atterrissage à la main.
Morvan fit signe à Michel de commencer à décharger — pas le choix : l’Antonov ne resterait pas plus de vingt minutes au sol. Les passagers débarquaient, fantômes colorés chargés de leur paquetage, tirant leur maigre bétail. Une foule surgie d’on ne sait où était venue les accueillir. Embrassades. Éclats de rire. Les chèvres et les cochons se mêlaient à la fête.
— Pourquoi t’as pas appelé ?
— Y z’ont pris aussi le téléphone. (Jacquot cracha par terre.) Et le pognon. J’ai juste réussi à t’envoyer un mail avec un mobile à carte.
« Tout va bien … », se souvenait Morvan. Jacquot avait gardé son sens de l’humour. Et surtout son instinct de survie : s’il avait écrit la vérité, le Vieux ne serait pas venu.
— Des morts ? demanda-t-il comme s’il se rappelait enfin que des êtres humains étaient impliqués dans ce merdier.
— Non.
La nuit pesait des tonnes. Chargée de parfums, d’humidité, de sensualité. Pas besoin de voir le décor : il connaissait. Des arbres, des lianes, des broussailles, gorgés d’eau et de mort. Pas de route, pas de village, pas la moindre installation.
— T’as apporté du carbu au moins ? s’inquiéta Jacquot.
Morvan acquiesca.
— Alors on va pouvoir se mettre au boulot dès demain.
Un horrible craquement retentit : la porte arrière de la soute. Les moteurs vrombirent. Lentement, les camions et les 4 x 4 descendirent la pente d’acier. Ces engins allaient rester bloqués ici, inutiles, absurdes. Lui-même se sentait complètement vain. Un pauvre con de Blanc, avec des tonnes de ferraille sur le dos, acculé au milieu de nulle part.
Jacquot continuait sur sa lancée :
— Dans une semaine, la piste rejoindra les gisements.
Syndrome africain : le Belge était directement passé des excuses impuissantes aux prévisions absurdes. Morvan sourit. Joue le jeu. Fais semblant d’y croire . Autour d’eux, la rumeur des retrouvailles continuait. Ceux qui arrivaient ici savaient qu’ils pénétraient en enfer. Leur village était détruit, leur famille assassinée, et ils allaient sans doute subir le même sort — mais c’était leur pays, leur terre.
Jacquot s’approcha de l’avion alors que les véhicules manœuvraient et qu’on déchargeait les cantines. Michel avait attrapé une branche souple pour frapper les porteurs et accélérer le mouvement. Pas plus négrier qu’un nègre…
Le Belge revint de son inspection, l’air expert :
— Du bon matos. J’te garantis trois navettes par semaine d’ici quinze jours.
Il sortit une flasque de whisky et en but une longue rasade, sans en proposer à son patron — il le connaissait depuis des années : jamais d’alcool.
Jacquot, c’était l’Afrique à l’ancienne. D’origine flamande, un accent à éplucher les patates, carrure chétive, amaigri encore par toutes les maladies qu’on pouvait choper sur le continent. « Tout c’qui reste, c’est de l’os ! » disait-il lui-même en palpant ses cuisses grêles. La soixantaine grisâtre, un cursus de survivant : mercenaire en Angola, pilote pour Mobutu, directeur de scierie pour les compagnies belges, directeur de mines pour les Sud-Africains, Jacquot — de son vrai nom Jacques de Beenaert ou quelque chose de ce genre — avait tout vu, tout connu, tout enduré. Il avait failli être tué plusieurs fois, par les hommes, les maladies, les animaux ou les éléments naturels. Il avait été emprisonné, torturé, condamné, mais il était toujours là, bon pied bon œil. « J’ai jamais payé un sou d’impôt ! » clamait-il pour résumer son destin.
Morvan l’observait, éclairé par en dessous par la torche électrique qu’il tenait à la main. Il scrutait son faciès de viande froide, sa silhouette de vautour décharné, et aimait comparer ce tableau aux discours officiels des multinationales qui achetaient le coltan. Ces groupes rêvaient de minerai noir et propre, extrait par des machines futuristes et des ouvriers syndiqués. La vérité était moins reluisante : de la caillasse dans des toiles de jute, des esclaves sous la terre et des Jacquot au-dessus.
— Le boulot a commencé là-haut ?
Les mines étaient situées sur une colline, à vingt kilomètres environ.
— Affirmatif.
— J’te jure que si tu m’embrouilles…
— Y a pas de problème. Ici, c’est plus facile de trouver des gars que de faire passer les bagnoles.
— Combien de creuseurs ? De P-DG ?
On appelait ainsi les mineurs et leur chef.
— Quatre cents environ. Un P-DG pour chaque équipe de dix.
— Des hiboux ?
Ceux qui se relayaient et travaillaient de nuit.
— Presque la moitié.
— Les galeries ?
— Au moins une quarantaine. On sort une tonne par jour. On passera à trois dans une semaine ou deux.
Pas mal . Après avoir acheminé le minerai au Rwanda, Morvan prendrait lui-même en charge le raffinage et l’exportation. À l’arrivée, son trafic allait lui rapporter plusieurs millions d’euros exonérés d’impôt — à la Jacquot .
Mais l’affaire n’allait pas sans risque et était limitée dans le temps. Cela durerait jusqu’à ce que les milices lui tombent dessus ou que l’une ou l’autre armée gagne du terrain. Avec un peu de chance, la guerre s’éloignerait au contraire et Morvan céderait la place à sa propre boîte. Dans ce cas, il gagnerait moins, mais il gagnerait encore.
— Les bandes vous laissent bosser ?
— Pour l’instant. (Jacquot eut un petit rire : il avait les dents taillées en pointe.) Les enfoirés t’attendent. Ils veulent voir qui est derrière tout ça !
— On m’a parlé de mouvements de troupes vers le Lualaba…
— C’est la rumeur. Un Tutsi qui se fait appeler Esprit des Morts aurait formé une nouvelle milice, le FLHK : le Front de libération du Haut-Katanga. Ils sont descendus du Sud-Kivu pour chercher des terres à conquérir…
La deuxième guerre du Congo offrait au moins deux constantes : des acronymes absurdes et des chefs de guerre complètement fous, aux surnoms surréalistes. Grégoire connaissait Esprit des Morts. Ancien membre du CNDP et du M23, il avait déjà sévi à la frontière du Kivu. Pourquoi rejoignait-il le Katanga ? Avait-il entendu parler des nouvelles mines ?
Par réflexe, il chercha des yeux ses propres troupes — pas des pros mais des gars qui ne confondaient pas une culasse avec un ouvre-bouteille. On allait leur filer un uniforme et un fusil pour en faire des soldats. Avec une louche et un tablier, ils seraient devenus marmitons. Comme disait Jacquot : « En Afrique, faut savoir s’adapter. »
Grégoire aussi savait s’adapter. Dans l’immédiat, se replier loin de la piste pour bivouaquer. Départ à l’aube. À pied, sur ce relief, avec ses soldats, ses porteurs et ses chèvres, ils pouvaient couvrir les vingt bornes jusqu’aux mines en quarante-huit heures. Alors il lancerait les grandes manœuvres. Le transport du coltan se ferait d’abord à dos d’homme. Cinquante kilos par tête et pour quelques dollars. Une livraison tous les deux jours. Pendant ce temps-là, Jacquot défricherait la piste : dans quelques semaines, en effet, on pourrait utiliser les véhicules. Une navette quotidienne en avion avec le Rwanda, et par ici la monnaie.
Michel enrôlait déjà des porteurs parmi les traîne-savates restés autour de l’avion. Quand l’Antonov décolla, le cortège était prêt, composé de deux groupes, colosses d’un côté, « courts » de l’autre comme on disait ici : les soldats et les porteurs. Contrairement à ce qu’on aurait pu penser, les plus chétifs étaient les sherpas. Le meilleur poste étant celui de soldat, les balèzes s’étaient imposés dans ce rôle.
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