— C’t’hors d’question, chum. La zone est pas clear.
Il ne devait pas avoir plus de quarante ans et suivait sans doute les ordres d’officiers supérieurs installés là où ça chauffait vraiment, dans le Kivu par exemple. Mais où qu’elles soient au Congo, les forces onusiennes étaient impuissantes et critiquées. Le matin même, sur Radio Okapi, un député congolais accusait la MONUSCO de tourisme…
Pontoizau se lança dans un énième exposé sur la situation au Katanga, les conflits qui couvaient, selon lui, dans la zone nord, les groupes armés qu’on ne comptait plus, les réfugiés qu’on ne savait pas où placer…
Erwan ne comprenait qu’un mot sur cinq environ mais il n’osait pas lui demander de parler anglais — l’officier venait d’un pays où on dit « restaurant rapide » pour « fast-food » et « voiture récréative » pour « camping-car ».
Il se contentait de suivre les expressions de son visage. Pontoizau avait un air juvénile, un nez épaté et des yeux clairs qui ressemblaient à des petits globes de verre dépoli. Ses boucles blondes lui sortaient du béret comme des postiches.
— Checke donc ça ! s’exclama-t-il en désignant une carte au mur.
Il attrapa une règle et, debout dans son battle-dress, se mit en devoir de lui décrire les différentes zones de conflit larvé au-dessus d’Ankoro. Au passage, il s’en prit aux pays voisins qui profitaient du trafic de minerais : Rwanda, Ouganda, Burundi… Puis ce fut le tour des groupes internationaux, des marchands d’armes, des hommes d’affaires véreux, de tous ceux qui se nourrissaient du coltan, du tantale, de la cassitérite, de l’or ou des diamants, et bien sûr de la guerre.
— Cinq millions de morts, ça t’dit què’que chose ?
Sans transition, il braqua sa colère sur les ONG qui faisaient le jeu de ces magouilles en aidant indirectement les milices, puis cracha sur les gouvernements qui les avaient envoyés dans ce bourbier, eux, les p’tits gars de la MONUSCO, tout en leur interdisant de faire quoi que ce soit.
— J’vas t’dire c’qui va s’passer : la guerre s’arrêtera seul’ment quand tout le monde s’ra mort ! Tabarnak ! Un point c’est tout.
Erwan se leva sans tenter d’argumenter. Il était près de 17 heures, la nuit allait tomber et il n’avait pas avancé d’un pouce. Il remercia le commandant et se dirigea vers la porte mais l’autre lui barra le chemin.
— T’es l’fils de Grégoire Morvan, c’t’y vrai ?
— Exactement.
— Pourquoi t’es pas parti avec lui tout à l’heure ?
Son père avait donc réussi à décoller — il aurait dû accepter sa proposition.
— On n’allait pas dans la même direction.
— Où il va exactement ?
— Je l’ignore, mais moi, je vais à Lontano.
Pontoizau releva son béret de l’index, à la cow-boy.
— T’sais qu’la ville existe même plus ?
— Je trouverai des témoins dans les villages des alentours.
Le mastard avança d’un pas, Erwan dut reculer. Comme si la menace n’était pas suffisante, le Canadien empoigna son ceinturon à deux mains, façon hercule de foire.
— Tu trouveras rien du tout parce que t’vas rester à Lubumbashi.
Erwan commençait à en avoir marre :
— Vous prétendez m’empêcher de me déplacer ?
— Je prétends rien du tout. Soit t’as une autorisation d’ton pays, de l’ONU ou d’une quelconque autorité et j’t’organise un trip avec une escorte, soit t’as peau d’balle et tu restes ici. Le territoire est sous ma responsabilité, tu capotes ?
Il feignit d’acquiescer, rejoignant mentalement, à cet instant précis, la clandestinité. Il devait partir en douce. Mais à qui s’adresser ? Le Vieux lui manquait déjà.
Pontoizau lui posa la main sur l’épaule, plus amical.
— S’cuse-moi, dit-il plus bas, j’suis à cran aujourd’hui. Les couilles mortes qui m’servent de soldats m’attirent qu’des problèmes. Et quand j’dis « couilles mortes », j’m’entends bien parce que j’ai plus de dix plaintes pour viol à cause de ces trouducs ! Et comme si c’était pas assez merdique, j’en ai une poignée à l’hôpital, brûlés dans l’incendie d’hier. (Il ouvrit la porte mais tendit son bras en travers de l’embrasure.) Ton père, y t’a parlé de Nseko ?
— Pas vraiment.
— Qu’est-ce que tu sais sur c’t’affaire ?
— Il a été assassiné, non ?
— On lui a arraché le cœur. J’te jure, c’t’pays, c’est pas platte. Nseko, c’tait l’patron d’Coltano, la boîte de ton père. T’savais ça ?
— Je ne m’occupe pas de cette histoire. Désolé. Il y a une enquête, non ?
Pontoizau laissa échapper un ricanement sinistre :
— C’est la PNC qui s’en occupe. La Police nationale congolaise. Autant dire personne. Et le général Mumbanza, tu l’as rencontré ?
Le commandant paraissait réellement souffrir en évoquant ce petit monde.
— Je ne connais personne à Lubumbashi.
— Que des bastards…, siffla l’autre entre ses dents. Ton père, tu sais c’qu’il a emporté dans son Antonov ?
— Du matériel, je crois. Pour la prospection des filons.
— Y t’a pas parlé d’armes ?
Erwan portait toujours à l’épaule le sac donné par Grégoire le matin même. Le Glock 9 mm lui semblait d’un coup peser des tonnes.
— Mon père ne s’intéresse pas à ce genre de business, répondit-il sèchement.
— On nous a volé des fusils, des calibres, dit Pontoizau comme s’il n’avait pas entendu.
Quitter ce bureau. Profiter du crépuscule pour envisager les options qui lui restaient. Mais le commandant ne bougeait pas du seuil.
— Si on t’propose un flingue ou quoi, tu m’préviens. C’t’entendu ?
— Absolument.
Le gradé s’écarta enfin et s’adoucit encore :
— Qu’est-c’que tu fais ce soir ? On pourrait aller s’boire un cooler ?
— Je… Peut-être. Mais je suis épuisé et…
— T’es descendu à quel hôtel ?
— Le Grand Karavia.
— J’ai un avion à prendre cette nuit mais j’essaierai de passer. On doit encore parler, toi et moi.
— C’est quoi ce bordel ?
Même de nuit, Morvan avait pu constater avant d’atterrir que le travail n’avait pas été fait. Pas l’ombre d’une avancée dans la brousse. Pas la queue d’une zone élaguée. Aucun chantier à l’horizon. Putain de merde .
Après que l’Antonov se fut posé tant bien que mal sur la piste éclairée par des lampes-tempête, Morvan était sorti de la carlingue comme un enragé, bousculant les Africains et leurs cartons — il ne pouvait déjà plus les supporter.
— Tu peux m’expliquer ? hurla-t-il au Blanc qui l’attendait au bas des marches.
— Y a eu des problèmes.
— Sans blague !
Jacquot lui arrivait à l’épaule — et encore, sur la pointe des pieds. Il portait un polo Lacoste dont le crocodile avait été remplacé par la tête de Mobutu. Humour congolais. Il sortit les mains des poches de son short énorme et fit un signe en direction des engins de terrassement qui prenaient racine le long de la piste :
— On nous a volé le carburant.
— Qui ?
— On sait pas trop. Les Maï-Maï, sans doute.
Aucune milice ne possédait de véhicules mais ici, tout marchait à l’essence, y compris l’électricité.
— C’était quand ?
— Y a deux semaines environ.
— Et Cross et les autres ?
— Ils sont aux mines depuis longtemps. Plus utiles là-bas qu’ici.
Morvan était d’accord : se faire voler son essence était une chose, perdre la main sur les gisements une autre. Cross était un ancien FAZ, un militaire de la vieille école : on pouvait compter sur lui.
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