Elle se laissa envahir par les larmes, anéantie par ces cauchemars à répétition qui lui pourrissaient la vie. Par tous ces gens, vivants ou imaginaires, qui cherchaient à la tuer, la noyer, l’écraser. Elle ne savait même pas si Victor et sa mère s’étaient trouvés sur cette plage ou si elle avait seulement rêvé d’eux.
La situation avait beaucoup empiré ces dernières semaines. Ses avant-bras criblés de marques d’aiguille témoignaient de la violence de son chaos psychique, de son incapacité à se raccrocher à la réalité, à distinguer les vrais souvenirs des faux. Était-ce à cause de ce fichu Propydol qui provoquait plus de ravages ? Sa façon à elle de manifester un choc post-traumatique lié à l’accident ? Ou toutes ces questions irrésolues, ces ténèbres sur le passé de son père qui déréglaient son esprit et la rendaient folle ?
Emplie de tristesse, Abigaël chercha la feuille avec les vingt-huit lettres. En vain car elle s’était sans doute envolée. Elle reprit la route vers Lille, la rage au ventre, prisonnière de cette maladie qui ne guérirait jamais.
Elle arriva en ville aux alentours de 16 heures. Frédéric allait encore rentrer tard, fatigué par les appels, les fausses alertes, les gens qui dénonçaient leurs voisins en pensant qu’il s’agissait du kidnappeur et leur compliquaient la tâche. Abigaël pensait à lui en permanence, à leur relation, à leur avenir. Elle aimait être à ses côtés, se blottir dans ses bras, mais ne ressentait toujours pas la brûlure de la femme amoureuse au fond de son ventre. Un couple pouvait-il naître et se construire dans la souffrance ? Frédéric en avait déjà tellement supporté.
Comme chaque jeudi, elle passa par sa librairie du quartier. La lecture… Un vrai refuge quand tout allait mal… Le libraire l’accueillit avec le sourire. Ce n’était pas Anthony Creveau, mais l’un de ses collègues, David Lebon. Elle jeta un coup d’œil aux nouveautés et se perdit dans les rayons. Le libraire vint à ses côtés et sortit un livre d’une étagère : La Quatrième Porte .
— Sorti fin mars. Je sais que tu aimes bien découvrir les auteurs inconnus. Je pense que ça pourrait te plaire.
Abigaël prit le livre.
— C’est son premier ?
— Son second, visiblement.
Jamais entendu parler ni de l’auteur ni du roman. La couverture, très intrigante, représentait une grosse porte en bois cintrée fermée par un cadenas. Elle lut la quatrième de couverture. Des enlèvements, une enquête policière, un couple de flics.
— Je le prends. Je t’en dirai des nouvelles.
Elle régla, rentra à l’appartement, posa le livre sur le canapé et alla se préparer une tisane. Des tas d’objets hétéroclites encombraient la table de salon. Frédéric avait ce côté vieux jeu qui le poussait à traîner dans les brocantes, à la recherche d’objets qu’il achetait, stockait et revendait ensuite. Une espèce d’obsession irraisonnée de l’accumulation inutile. Il s’apprêtait à faire les puces — en tant qu’exposant — ce week-end-là en compagnie de Gisèle et de son mari. Bien qu’à la retraite, leur ancienne experte anacrim avait gardé le contact et se tenait au courant de l’évolution de l’enquête.
On était le 11 juin 2015, il était 18 h 40 quand Abigaël nota dans son cahier le sinistre rêve fait sur la plage de Malo. Comme souvent ces jours-ci, impossible d’en définir le commencement.
Elle relut avec attention les dernières pages de son cahier. Elles lui permettaient de faire la part des choses, de ne pas mélanger les faux souvenirs — ceux issus des rêves — des vrais. Elle avait en tête la citation d’Aragon dans ces moments-là : « Il y a toujours un rêve qui veille. » Ces cahiers lui assuraient un passé. Bien consciente qu’un jour, peut-être, ces années-là s’effaceraient aussi de sa vie à cause du Propydol.
Plus tard, elle attaqua la lecture du livre. L’histoire comportait pas mal de défauts, le style péchait parfois. Malgré tout, très vite, elle ressentit un frisson : l’héroïne, qui physiquement lui ressemblait, avait perdu ses parents dans un accident de voiture deux ans plus tôt. Elle fut soudain happée par le récit et lut une trentaine de pages supplémentaires. Il s’agissait, pour le moment, d’une histoire de disparition, comme il en existait tant dans ce genre de romans.
Frédéric rentra avec des nems et du riz cantonais.
— On mange chinois ou chez toi ?
Il l’embrassa avec le sourire et se dirigea vers la cuisine. Abigaël le voyait rarement arriver d’humeur légère, encore moins sortir de vieilles blagues. Elle avait d’ailleurs longtemps cru que Frédéric était le seul être au monde né sans le sens de l’humour.
— On fête quelque chose ?
Frédéric revint avec deux verres de porto rosé.
— Non. C’est juste que je bosse pas ce week-end et que j’ai envie de penser à autre chose qu’à Freddy.
— C’est bien ce que je disais : on a quelque chose à fêter.
Ils trinquèrent dans la bonne humeur. Abigaël trouvait ces instants beaucoup trop rares, et bien sûr Frédéric n’était pas le seul fautif. Elle aussi avait eu, par le passé, le sens de l’humour. Mais il faisait partie des choses mortes dans l’accident.
— Dis, pour le marché aux puces de ce dimanche, j’ai pris un paquet de livres dans la bibliothèque, dit Frédéric. Il y en a trop. Tu n’y vois pas d’inconvénients ? Je les vendrai deux euros pièce pour les grands formats, et cinquante centimes pour les poches.
— Ça dépend desquels.
Abigaël jeta un œil aux romans choisis par Frédéric.
— C’est vraiment parce qu’il faut faire de la place… Tu sais que j’y tiens, à mes livres.
— Je pensais également aux deux cartons d’affaires de ton père. Ils prennent un peu de place dans la chambre. Il y a des choses dont tu voudrais te débarrasser ?
— Sûrement quelques bricoles, oui.
Frédéric alla les chercher dans la chambre pour faire le tri. Abigaël en sortit la radio, le sextant de marin, quelques bibelots poussiéreux et sans valeur sentimentale.
— Tu peux prendre tout ça.
— Et les bandes dessinées ? Tu les gardes, je suppose.
Abigaël piocha deux ou trois albums. Certains étaient vieux mais pas abîmés.
— Mon père y tenait comme à la prunelle de ses yeux. Je n’ai plus beaucoup de souvenirs, mais je me rappelle sa voix quand il les lisait. Et puis, je crois que c’est ma mère qui les lui avait offertes à Noël, à son anniversaire. Je… ne peux pas m’en débarrasser.
— Bien sûr. On garde.
Abigaël poussa les cartons dans un coin. Quand elle se retourna, Frédéric était déjà en train de poser le roman de Josh Heyman sur la pile de livres à vendre.
— Ah non, pas celui-là. Je viens de l’acheter. Je vais essayer de le lire avant demain soir, comme ça, tu pourras l’embarquer.
La réunion de ce vendredi matin avait été interminable. Il était midi passé quand Frédéric sortit sur le parking de la Veuve folie et se grilla une cigarette bien méritée, tout en écoutant le message qu’Abigaël avait laissé deux heures plus tôt sur son répondeur.
« Frédéric, c'est moi. Il se passe quelque chose avec ce livre que j'ai acheté hier à la librairie , La Quatrième Porte. Il y a un terme, page 38 7, qui n'appartenait qu'à ma fille et moi. C'est “Perlette d'Amour". Comment ça a pu se retrouver dans le bouquin ? Le livre est sorti trois mois après la mort de Léa ! Et attends, ce n'est pas fini. J'ai … J'ai appelé l'éditeur ce matin, j'ai réussi à le convaincre de me donner des informations sur l'écrivain, Josh Heyman. Le type s'est visiblement tranché les dix doigts quelques jours après la sortie du thriller, pour une raison inconnue. Pourquoi il a fait une chose pareille ? Qu'est-ce qu'il cache ? Comment il connaît Léa ? Rappelle-moi. »
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