Avec une tristesse de menhir, elle se désinfecta, shootée aux odeurs d’alcool. Elle n’était plus qu’un territoire de feu, de cratères et de cicatrices. Une planète morte, hostile. Elle fit un nouveau bandage en se maudissant. Qu’est-ce qui n’allait pas dans sa tête, dans son corps ? Ces passages à l’acte répétés et intensifs prouvaient que quelque chose ne tournait pas rond ; Abigaël le savait et, pourtant, elle n’y pouvait rien. Elle était comme l’héroïnomane au bord du gouffre, éprouvant le besoin de faire un pas de plus. Encore et encore.
Retour dans la chambre. Puisque tout était bien réel, il fallait désormais affronter une profonde désillusion : même mort, son père avait encore réussi à lui jouer un tour de passe-passe. Ce cryptage stupide, qu’est-ce qu’il représentait ? Un doigt d’honneur à la vie ? Un cadeau empoisonné aux deux affreux qui cherchaient la clé de l’énigme ? Un moyen de leur faire perdre leur temps, de les baiser par-delà la mort ? Ou Yves avait-il tout simplement perdu la boule ?
Elle décida de terminer quand même le déchiffrage. La brûlure l’élançait, l’impression que des ronces poussaient à l’intérieur de sa chair et circulaient dans ses veines.
On such a winter’s day (California dreamin’)
On such a winter’s day.
Point final, telles étaient les dernières lignes de la chanson. Il restait néanmoins une vingtaine de nombres sur la droite, il s’agissait à l’évidence du nom du groupe. À bout de nerfs, Abigaël appliqua la méthode de déchiffrage jusqu’à l’ultime codage. Elle avait noté :
50 33 58.30N, 3 11 2.58E
XIII
Cela ressemblait à des coordonnées GPS.
Après trois heures à s’abîmer les yeux sur des nombres et des bulles de bande dessinée, Yves Durnan, ou plutôt Xavier Illinois, lui livrait enfin une partie du secret. Abigaël sentit le coup de fouet de l’adrénaline et se dit que cela avait bien valu une nouvelle brûlure de cigarette. Elle se rua sur son ordinateur, lança une carte interactive, y entra les coordonnées GPS et attendit. Le plan s’ajusta, le logiciel zooma sur un petit bois entouré de champs, à trois kilomètres à peine de l’aéroport de Lille-Lesquin, à vingt minutes d’ici. Pas d’habitation alentour, juste de la verdure et des arbres.
Qu’y avait-il à découvrir là-bas, au milieu de nulle part ? Quelle facette cachée de Xavier Illinois attendait Abigaël, cette fois-ci ? Elle se rappela le mot laissé par son père : « J’espère que tu trouveras la vérité, autant que je souhaite que tu n’y arrives jamais… »
Son téléphone sonna. Gisèle. Abigaël eut l’impression que tout se précipitait, comme un tourbillon qui l’attirait dans ses eaux d’encre.
— Abigaël ! J’ai vu tes coups de fil, mais j’étais sur l’ordinateur que tu m’as confié… Faut que tu viennes. Bon Dieu, j’ai trouvé quelque chose !
Gisèle ouvrit à Abigaël avant même que cette dernière pose le doigt sur la sonnette. La gendarme à la retraite habitait une de ces maisons de cité construites dans les années 1970. Elle n’avait jamais été une belle femme mais dégageait une empathie naturelle qui donnait envie de la serrer dans ses bras. Son mari, un sexagénaire tranquille, arrachait des mauvaises herbes dans le jardin. Il adressa un petit signe amical aux deux femmes et reprit ses activités.
— Tsé-Tsé… Entre !
Gisèle avait toujours trop fumé, sa voix et sa gorge en pâtissaient. Elle referma la porte avec précaution, puis emmena Abigaël à l’étage, dans des combles aménagés qui ressemblaient à un musée de la gendarmerie. Planches anthropométriques de visages de meurtriers, képi des années 1940, casque de maintien de l’ordre avec grille de protection, têtes de carnaval de gendarmes du XIX e siècle. En revanche, aucune arme, Gisèle les détestait. Parmi ces antiquités, du matériel informatique dernier cri. L’ordinateur portable de Nicolas Gentil était posé à proximité d’une grosse unité centrale dont on entendait le ventilateur ronfler. Une odeur tenace de tabac froid imprégnait les cloisons.
— Tu es restée très mystérieuse hier, fit Gisèle, mais avant que je t’explique, tu dois me dire où tu as trouvé cet ordinateur.
— Il appartient à un écrivain nommé Josh Heyman qui est à l’heure actuelle dans un hôpital psychiatrique, en Bretagne. L’ordi était caché à son domicile.
— Je vois. Et comment tu t’es retrouvée en contact avec cet écrivain ?
— C’est une longue histoire…
— … Qu’il va falloir que tu m’expliques. Est-ce que cette histoire est liée, d’une façon ou d’une autre, à l’affaire Freddy ?
— J’en ai l’impression. Il y a des hasards trop gros. Heyman, dont le vrai nom est Nicolas Gentil, a écrit un roman policier intitulé La Quatrième Porte . J’ai lu ce livre, et même deux fois j’ai bien l’impression, sauf que je ne me rappelle plus de la première lecture. Enfin bref, l’écrivain a utilisé notre affaire Freddy pour bâtir la trame de son histoire. Mais le plus troublant, c’est qu’il a repris, pour l’un des enfants kidnappés dans son livre, le surnom que le père d’Arthur Willemez lui donnait : Cro-Magnon. Et ce n’est pas tout…
Gisèle tira une chaise pour qu’Abigaël puisse s’asseoir. Elle s’installa juste à côté dans un fauteuil à roulettes qui devait être aussi vieux que les têtes de carnaval.
— Raconte.
— C’est lié à ma fille. Josh Heyman souffre d’une dissociation mentale. Il ne communique plus, mais dessine à longueur de journée. Parmi ses dessins, j’ai découvert le tatouage que Léa portait à la cheville, le petit chat avec son oreille blanche et l’autre noire.
Abigaël montra la photo médico-légale de la cheville de Léa à l’aide de son téléphone.
— Celui-là, presque trait pour trait. Et il a utilisé dans son roman l’expression « Perlette d’Amour ». C’était le surnom que je donnais à Léa dans l’intimité.
Gisèle n’était pas du genre à laisser transparaître ses émotions, mais son visage de statue d’île de Pâques s’était assombri.
— Qu’est-ce que tu as découvert ? demanda Abigaël.
La jeune retraitée passa son index sur le pavé tactile de l’ordinateur portable. L’économiseur d’écran disparut. Elle navigua dans les dossiers.
— Tu gardes ça pour toi, bien sûr, mais j’ai récupéré une panoplie de logiciels de la gendarmerie quand je suis partie à la retraite. Tu te doutes bien que je n’avais pas forcément les autorisations. Mon mari, c’est le jardin et, moi… (elle désigna son matériel) tout ça. Jacques croit que je passe mon temps à chercher des recettes de cuisine ou des conneries du genre alors que moi, je fais remonter des infos aux flics, de façon anonyme…
— T’as jamais décroché.
— Tu sais ce que c’est de partir à la retraite sur un échec ? Il n’y a rien de pire. L’impression d’avoir bossé presque quarante ans pour rien. Abandonner les collègues alors que toi, tu te la coules douce dans un fauteuil… Je ne pouvais pas rester comme ça, à cuisiner des tartes aux pommes. Bref, grâce à ces logiciels, j’ai découvert l’existence de dizaines de dossiers cachés dans la machine de ton écrivain. C’est l’ordinateur d’un pédophile, Abigaël. Il est plein à craquer d’images dégueulasses.
Des frissons parcoururent Abigaël de la tête aux pieds. Gisèle cliqua sur des images au hasard, que la psychologue s’efforça de regarder. De jeunes visages anonymes, de tous les pays, de tous les âges, dans des positions dégradantes, petites victimes de la folie des prédateurs sexuels. L’ancienne gendarme prit un paquet de feuilles de cigarette et du tabac d’une boîte achetée en Belgique.
Читать дальше