Cher lecteur,
La lecture d’un thriller est un voyage qui doit vous emmener loin sur les grands territoires du suspense et de la peur. Sur ces terres que je connais bien à présent, je serai votre guide. Petit avertissement : ce voyage est temporel. L’incroyable histoire d’Abigaël Durnan oscille entre décembre 2014 et juin 2015, c’est-à-dire qu’il y aura une alternance de chapitres sur ces deux périodes. Merci de tenir compte des précieuses indications situées au début de certains chapitres, elles sont importantes pour que tout se passe dans les meilleures conditions. La petite goutte noire vous indiquera le moment où se déroule l’action.
Êtes-vous correctement équipé ? Au calme, lumières allumées, une petite musique en fond sonore, pourquoi pas ? Alors préparez-vous à plonger, comme Abigaël, dans les replis les plus sombres de l’esprit humain.
D’une main tremblante, Abigaël Durnan sortit une Marlboro de son paquet et la planta entre ses lèvres. Le déclic provoqué par le briquet Zippo monopolisa son attention. Elle ne fumait pas, mais elle avait appris à voir, écouter, sentir comme nul autre, et cette fois encore, chaque détail de son environnement revêtait son importance.
Autour d’elle, le triage-lavoir abandonné brûlait. Les flammes rouges couraient comme des dizaines de diables le long des murs crasseux. Ils croquaient les poutres usées, jonglaient avec les braises, crachaient leurs rouleaux de fumée noirâtre. Plus aucun moyen de redescendre par l’escalier en feu ni aucune autre issue. Abigaël se retrouvait piégée ici, à plus de quinze mètres de haut au milieu de nulle part, et personne n’entendrait ses cris. Bientôt, elle brûlerait vive.
Elle s’attarda sur la forme de ces langues affamées, leur couleur, cette danse courbe et esthétique qu’elles esquissaient. Elles lui paraissaient si réelles, si vivantes, et tellement difficiles à simuler. Comment son esprit pourrait-il les avoir créées avec autant de précision ? Purement impossible.
Abigaël remonta la manche de son sweat et dévoila son avant-bras droit marqué de pointes d’aiguille et, surtout, de cinq cercles bruns. Des cratères retroussés, profonds, semblables à des pustules. Chacune de ces brûlures de cigarette l’avait guidée jusqu’à l’ultime rendez-vous, aidée à tracer son chemin, indice après indice, comme les cailloux blancs du Petit Poucet. Mais, contrairement au conte de Perrault, l’histoire risquait de mal se terminer.
Les réponses se cachaient entre ces murs, quelque part. Il fallait une dernière cicatrice afin d’en finir une fois pour toutes. Les morsures du feu dans sa chair étaient fiables, tout comme les curieux tatouages nichés les uns sous les autres à l’intérieur de sa cuisse droite, auxquels elle se raccrochait chaque fois qu’elle doutait.
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Une poutre s’effondra et provoqua le rire des diables. Le bois râlait, le bâtiment gémissait de part en part et ne tarderait pas à se recroqueviller sur elle, comme une main carbonisée. Il fallait en finir. Abigaël pompa fort sur le filtre et fit rougeoyer l’extrémité du tabac. L’approcha de son poignet et trouva une petite place, entre marques d’aiguille et brûlures précédentes.
Si la douleur était absente, alors rien de tout cela n’aurait jamais existé. Abigaël ne se serait pas levée ce matin-là en sang, avec la poitrine lacérée. Ni dans un lavoir en flammes, mais allongée sur son lit, lovée sous ses draps, plongée dans un rêve incroyablement élaboré. Côté positif des choses : elle ne flamberait pas comme une vulgaire poupée de chiffon.
Et dans le cas où la douleur se manifestait, Abigaël se tenait face à quelque chose d’impossible. Un paradoxe lié à son accident de voiture et aux sombres secrets que cachait son père.
Alors, lavoir en flammes, ou rêve d’un lavoir en flammes ?
Tandis que le feu agile s’exhibait autour d’elle, elle inspira, ferma les yeux et, comme elle l’avait déjà fait à cinq reprises ces derniers jours, écrasa le bout incandescent sur son bras.
10 jours plus tôt.
Journal des rêves d’Abigaël Durnan.
Rêve n o 297, le 15 juin 2015
Mon père me disait toujours qu’il y a deux façons de regarder une palette de bois. La première, comme une palette de bois. La seconde, comme la résultante du génie des narcotrafiquants : ce que le cerveau perçoit comme cet objet bien identifié pour le transport se trouve être dix kilos de cocaïne auxquels de brillants chimistes ont donné l’odeur, l’apparence et le toucher d’une palette de bois. C’est ce qui rend le trafic de drogue aussi difficile à enrayer. Insufflée dans les objets qui nous entourent, tellement courants et évidents, on finit par ne plus la voir.
J’aurais pourtant aimé dire à mon père que le cerveau humain est bien plus fourbe dans le domaine des rêves que dans celui du trafic de drogue. En effet, il nous pousse à croire que le rêve est la réalité, même lorsqu’on est poursuivi par un dinosaure. Durant le sommeil, le cerveau se piège lui-même en permanence, il essaie de déjouer tous les stratagèmes du rêveur le plus cartésien. Einstein, tout comme Newton ou Descartes ont un jour cru pouvoir se jeter d’une falaise et voler. Et ils l’ont fait.
Pour la plupart des gens, le rêve s’arrête au réveil. Mais pour moi, distinguer le rêve de la réalité est devenu chaque jour plus compliqué. Car ces derniers temps, même éveillée, je dois sans cesse m’assurer que je ne rêve pas. Être bien certaine que, ce que mes yeux voient, ce que mes oreilles entendent EST la réalité.
Depuis que « ça » a empiré, j’ai toujours une aiguille sur moi. Et quand je me pose la question « Est-ce que je rêve ou pas ? », je me plante la pointe de cette aiguille dans la peau. Je ne saigne jamais dans mes rêves, c’est quelque chose dont je me suis rendu compte il y a longtemps. C’est donc un peu comme une faille dans mon subconscient : si je me pique et que je saigne, c’est que je suis dans la réalité et non en train de dormir. Évidemment, je ne pense jamais à me piquer dans mes rêves et donc je ne sais pas que je rêve, c’est là toute la perversité. Ici, dans la réalité, mes bras sont criblés de petites pointes.
Mon discours ressemble à celui d’une folle, mais je ne suis pas folle, croyez-moi. Parce qu’un fou n’aurait pas conscience de tout cela.
Il est 5 h 08 du matin, le 15 juin, je viens de me piquer, et une petite pointe de sang apparaît sur mon pouce, coule, tombe sur le bureau. Je sais donc, en écrivant ces lignes, que je suis bien éveillée,parfaitement consciente de mes actes.
Je suis dans la réalité. C’est important pour la suite.
Réalité, réalité, réalité, réal…
Son stylo venait de la lâcher, là, subitement. Abigaël avait appris à se méfier des coïncidences : ses rêves en raffolaient. Elle regarda la petite pointe de sang sur le bureau, toucha, renifla. L’odeur cuivrée, cette texture, cette couleur… Impossible d’être encore dans un rêve.
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