Abigaël se laissa choir dans le fauteuil. Frédéric s’installa à ses côtés et lui caressa le dos.
— Tu as les yeux rouges, tu es dans un drôle d’état. Tu m’expliques ?
Comme elle ne répondait pas, il comprit. Il fit glisser sa main vers le bras gauche de sa compagne. Souleva délicatement la manche et constata la présence d’un nouveau pansement. Une troisième brûlure. Trois mutilations successives, positionnées les unes à côté des autres, infligées en moins d’une semaine.
— Mon Dieu…
Abigaël remit sa manche en place et, après une hésitation, baissa son pantalon dans une grimace. Elle décolla très lentement le pansement collé à l’intérieur de sa cuisse droite. Frédéric écarquilla les yeux devant les inscriptions.
Qui est Josh Heyman ?
Découvrir les démons de JH
JH connaît intimement Léa et Arthur. Comment ?
Le dernier tatouage venait d’être fait, la peau autour était rouge. Il se leva, se lissant les cheveux vers l’arrière, et se mit à aller et venir comme un mathématicien qui cherche une solution à un problème complexe.
— Je ne voulais pas te le cacher plus longtemps. À chaque brûlure, j’ai fait un tatouage qui en explique la raison. C’est une double sécurité. Un moyen d’être certaine.
Elle remit le pansement en place et se rhabilla. Frédéric se dirigea vers une bouteille de whisky. Triple dose.
— Et la prochaine étape, qu’est-ce que ce sera ? L’automutilation ? Merde, tu te rends compte ? Ces tatouages, tu vas les porter à vie ! Chaque fois que tu feras ta toilette, chaque fois que… qu’on sera ensemble, ils seront là. Même dans des années, avec les brûlures, ils nous ramèneront sans cesse à cette période sordide. On ne pourra jamais oublier ni mettre cette affaire de côté.
— Le temps n’effacera jamais rien, de toute façon.
Dépité, Frédéric vint s’asseoir à ses côtés, plongea ses lèvres dans l’alcool.
— Qu’est-ce qui s’est passé là-bas, en Bretagne ? Pourquoi t’as écrit une chose pareille ? Que viennent faire Léa et Arthur là-dedans ?
— Après la visite à l’hôpital psychiatrique, je suis allée sur L’Île-Grande du côté nord, là où habite Josh Heyman. Je suis entrée dans sa maison et j’ai découvert quelque chose. Quelque chose qui m’a menée à une situation horriblement paradoxale.
— Attends… Tu veux dire que tu as pénétré chez l’écrivain par effraction ?
— Oui, on peut dire ça. Les portes étaient fermées et…
— Tu m’as affirmé que tu étais à Quimper.
— Je t’ai menti.
Frédéric but une grosse gorgée de whisky. Il fixa un long moment son verre sans rien dire. Abigaël lui passa une main dans le dos, il frissonna mais la laissa faire.
— Josh Heyman, alias Nicolas Gentil, cache un secret, Fred. Un secret qui l’a poussé à se trancher les dix doigts, le soir du 28 mars. Il s’est filmé pendant l’action avec un Caméscope. J’ai pu voir le film, il est sur mon téléphone. Quand on écoute attentivement la bande-son, on a l’impression que quelqu’un d’autre est présent dans la pièce, parce qu’il y a une espèce de gloussement juste avant que la lame de la guillotine tombe sur ses doigts. Gentil détourne les yeux, et murmure un « Pardon » inaudible. Tu veux voir le film ?
— Montre.
Elle lui tendit son portable et démarra la vidéo. Frédéric ne put contenir son dégoût lorsque les doigts se détachèrent de la main. Il rendit le portable à sa compagne.
— Et qui était à côté de lui ?
— Je ne sais pas. Je crois que ce gloussement venait d’un ordinateur portable que Gentil avait branché sur son écran géant.
— Tu as retrouvé l’ordinateur ?
— Gentil l’avait caché au-dessus d’une armoire, dans sa chambre. Imagine, Fred : Gentil raccorde son ordinateur à sa grande télé, se tranche les doigts et, malgré une souffrance qui doit être atroce, prend le temps d’éteindre la télé et de cacher le portable.
— Tes conclusions ?
— Je crois qu’il voulait que quelqu’un le voie s’amputer. Une espèce de mise en scène sordide pour un observateur anonyme. C’est plausible, l’ordinateur portable disposait d’une webcam.
— Mais ça n’explique pas pourquoi il l’aurait relié au téléviseur…
— Je pense que Gentil voulait être vu, mais qu’il voulait aussi voir quelque chose ou quelqu’un sur grand écran, juste avant de passer à l’acte. Et c’est à ce quelqu’un qu’il demande pardon. Il était peut-être en communication avec un autre individu, quelque chose dans le genre.
— Il est où, cet ordinateur ?
— L’accès au système d’exploitation est protégé par un code d’accès. Je l’ai déposé chez Gisèle. Il n’y en a pas deux comme elle pour cracker les codes d’accès.
— Gisèle ? Mais elle est à la retraite.
— Justement, je n’ai pas envie que toute la gendarmerie soit au courant. Je lui ai dit que c’était en rapport avec un truc personnel, sans dévoiler la véritable origine de l’ordinateur. Elle s’est jetée dessus, elle devrait me donner des nouvelles demain.
Frédéric vida son verre d’un trait et le fit claquer sur la table.
— Écoute, Abigaël. Tout ça, c’est du pur délire. Tu pénètres chez un type enfermé dans un hôpital psychiatrique, tu lui voles son ordinateur, tu rentres ici avec une nouvelle brûlure, des tatouages sur ta cuisse qui te font ressembler à une carte aux trésors et maintenant, tu…
Abigaël poussa vers lui le cahier et les trois dessins extraits de sa pochette.
— Tu devrais jeter un œil.
Frédéric soupira et prit le cahier. Les symboles ne lui disaient rien. Puis il retourna le premier dessin. Abigaël lui tendit également La Quatrième Porte .
— Tu ne trouves pas que la ressemblance est frappante ?
— Ce dessin a inspiré la couverture du livre d’Heyman, où est le problème ?
Elle désigna du menton l’autre dessin. Frédéric le retourna. Son visage s’assombrit.
— Une silhouette avec un maillot de foot, le numéro 9. Comme Arthur Willemez… Je comprends bien ton désarroi, mais on sait qu’Heyman s’est inspiré de notre affaire pour écrire son livre. Avec le plan Alerte enlèvement, la France entière sait comment était habillé Arthur le soir de sa disparition.
— Oui. Sauf que ce « Cro-Magnon » marqué en bas et qu’on retrouve ici dans le livre (elle ouvrit le roman à la page 387) pour surnommer le petit Quentin, c’est le vrai surnom d’Arthur. Celui que lui donnait son père dans leur intimité. Comme moi avec Léa pour « Perlette d’Amour ».
— Comment tu sais ça ?
— Je suis allée voir ses parents à Nantes.
— D’accord… On n’est plus à ça près, de toute façon. Et le prochain truc que tu vas m’annoncer, c’est que tu as tué Freddy de trois balles dans la tête ?
— Je n’avais pas le choix, je devais en avoir le cœur net. Mais ce n’est pas tout.
Elle lui présenta un dernier dessin.
— Celui-là, Nicolas Gentil l’a fait dans sa chambre, à l’hôpital psychiatrique. Regarde, c’est le tatouage de Léa.
Abigaël afficha une photo sur son téléphone portable et la plaça à côté du dessin que tenait son compagnon.
— C’est ce que m’a envoyé ton frère, hier soir.
— Parce qu’il est dans le coup, lui aussi ?
— Il ne sait rien, j’ai juste demandé la photo sans lui expliquer. Regarde. Le chat sur la cheville droite est rigoureusement identique à celui dessiné par Gentil. La forme, la taille, tout est pareil !
Frédéric compara. Ses mains se mirent à trembler. Cela rassura Abigaël, plus seule devant l’incompréhensible. Le gendarme réfléchit, manipulant le téléphone avec nervosité.
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