— Tu ne devrais pas être debout en pleine nuit.
Abigaël transpirait anormalement, elle tremblait aussi.
— Il y a une histoire de peur d’enfants dans la psyché de Freddy. De môme effrayé dont les nuits ont dû être des calvaires. Peut-être qu’il voyait des monstres pendant son endormissement, ou qu’il souffrait d’une maladie liée au sommeil. Des insomnies, des cauchemars à répétition, des paralysies, du somnambulisme. Aujourd’hui, il a décidé de prendre sa revanche sur ces gamins en rendant leurs nuits cauchemardesques. Il anéantit leur sommeil, les confronte au démon qu’il a peut-être lui-même croisé de par sa maladie ou ses troubles. C’est là qu’il faut creuser, sans oublier aussi que Freddy est quelqu’un qui rôde autour de notre enquête, qui connaît les techniques d’investigation.
— Et comment il fait pour les mettre dans cet état ? Un spécialiste du sommeil a dit qu’il n’avait jamais vu une chose pareille.
— Je n’en sais rien. Mais s’il a relâché Victor avant Alice, c’est parce que lui était prêt, et pas elle.
— Prêt à voir le démon ?
— Je crois, oui. Ces gamins, Freddy les marque de son empreinte, comme des objets qui lui appartiendraient. Les tatouages, ces deux traces de sabot sur la poitrine… c’est un sceau, une signature, destiné à effrayer encore plus les mômes, à leur prouver que le démon existe, qu’il viendra les chercher s’ils s’endorment. Victor est là, auprès de sa mère, mais il est encore sous l’emprise de Freddy. Quand il ne dort pas, le gamin passe son temps à avoir peur de s’endormir. Et quand arrivent le sommeil et le monde des rêves… le démon vient le chercher. Freddy a physiquement libéré Victor, mais le môme lui appartient encore.

Après sa visite dans la maison de Josh Heyman sur L’Île-Grande, Abigaël était retournée à l’hôtel de Pleumeur-Bodou avec l’ordinateur portable de l’écrivain, le cahier aux signes incompréhensibles et les deux dessins. Mais cette fois-ci, Heyman avait protégé l’accès aux données de sa machine par un mot de passe.
Abigaël s’était couchée à 1 heure du matin, percluse de douleur : après avoir fait un crochet par une pharmacie de garde, elle avait ajouté une troisième brûlure à son avant-bras, seule entre ses quatre murs, assise sur son lit. Une fois les soins accomplis, elle avait englouti son verre d’eau accompagné de Propydol : ne surtout pas oublier l’étape en Bretagne et ses découvertes. Sur une feuille de papier, elle avait noté la nouvelle phrase à se faire tatouer à son retour à Lille. Une garantie de la réalité.
Le médicament l’avait fait sombrer malgré la brûlure lancinante. Dès le réveil, après sa toilette, en route, direction Nantes. La ville où Arthur, 9 ans, victime Numéro 3, avait disparu le 5 septembre 2014.
Midi sonnait quand elle frappa à la porte d’une belle maison individuelle, à la périphérie de la ville. La femme qui lui ouvrit s’appelait Catherine Willemez. Abigaël connaissait son pedigree par cœur : 40 ans, institutrice, mariée depuis quatorze ans à Benjamin, 52 ans, commercial en systèmes d’alarme. Un fils unique, Arthur. Une famille équilibrée avant la disparition, socialement bien intégrée, avec de bons revenus. Abigaël savait aussi que, lors de sa dernière rencontre avec Catherine, elle était soignée pour dépression et avait cessé son activité professionnelle : difficile d’enseigner à des enfants avec son propre fils disparu.
Et ça ne semblait aller guère mieux aujourd’hui. Le drame du kidnapping avait chassé toute beauté de son visage et éteint ses yeux, devenus deux cailloux morts, d’un bleu passé, trop longtemps noyé sous les larmes.
La présence d’Abigaël surprit Catherine, mais cette dernière savait que si on devait lui annoncer quelque chose au sujet d’Arthur, cela aurait eu lieu en présence des gendarmes. Elle la laissa entrer, l’invita à s’asseoir dans un fauteuil et éteignit la télé qui diffusait une émission de cuisine, sans le son. Abigaël posa une pochette à élastiques sur la table basse.
— Je suis désolée pour… (Catherine fit un geste circulaire)… pour tout ce bordel, mais je ne m’attendais pas à votre visite.
Table à repasser au beau milieu du salon, corbeille de linge par terre. Les volets à moitié fermés, noyant l’intérieur d’ombre. Un rideau décroché de sa barre pendait comme un drapeau en berne. Une dizaine de souvenirs d’Arthur — des photos encadrées, des coupes et des médailles de foot, des porte-clés en forme de ballons — remplaçaient la décoration et la porcelaine dans le grand vaisselier. Il aurait aimé être un grand footballeur. Il serait tout au mieux un survivant, comme Victor.
— J’ai cru entendre dire que Victor Caudial allait bien, lâcha-t-elle en s’essayant en face d’Abigaël.
— Disons qu’il va un peu mieux.
Elle mentait. Victor était toujours traumatisé, sous traitement pour réguler son sommeil. L’incube continuait à hanter ses nuits.
— Ça fait un mois qu’il est sorti de l’hôpital et rentré chez sa mère. Le temps de la reconstruction va être long.
Catherine poussa un soupir et se passa une main sur le crâne. Abigaël savait qu’elle était migraineuse depuis l’adolescence.
— Je déteste ce môme. Pas fichu de dire où est retenu mon petit garçon. Sa mère nous a empêchés de lui parler quand on est allés la voir avec mon mari. Une garce égoïste. Comment une mère peut faire ça à une autre mère ?
Catherine Willemez avait sombré du mauvais côté de la frontière. Elle en voulait à la terre entière, comme la plupart des victimes de ce genre de drame. Comme elle-même , il y a quelques mois.
— Mon mari y croit encore, lui, dur comme fer. Il me le dit souvent : « Je sais qu’Arthur est vivant… Je sais qu’Arthur est vivant et je te promets qu’il reviendra un jour, comme Victor… C’est lui que le ravisseur doit relâcher maintenant. Peut-être qu’il marchera, comme lui, en pyjama au bord de la route, et qu’on pourra de nouveau le serrer dans nos bras… » Oh, mon Dieu, si vous saviez comme c’est difficile !
— Oui, je sais.
— Non, vous ne savez pas. Vous ne savez rien du tout parce que, vous, vous avez une vie normale.
Abigaël garda quelques secondes le silence.
— Votre mari n’est pas ici ? J’aurais aimé vous parler de l’enquête et vous montrer quelque chose, à tous les deux.
— Il va arriver d’un instant à l’autre. Il rentre rarement le midi, vous avez de la chance.
Catherine haussa les épaules et se leva.
— Café ?
— J’en ai déjà bu deux tasses ce matin. Thé, si vous avez…
— J’en bois jamais. Mais je dois avoir ça quelque part.
Abigaël se leva à son tour, pour ne pas rester seule devant les photos d’Arthur souriant. Catherine fouillait dans les placards.
— Vous savez qu’on ne baise plus depuis des mois ?
— Madame Willemez, je…
— Mon mari se déplace dans toute la France à cause de ses alarmes, il découche souvent dans les hôtels et moi… j’ai mes sources. Ça fait quatre mois que ça dure. Pendant que je lui repasse ses putains de pantalons, il va baiser ailleurs.
Un tic nerveux souleva sa lèvre supérieure, côté droit. Abigaël pensa à un doberman sur la défensive.
— Avec qui, j’en sais rien. Peut-être des prostituées ? Je veux dire, je suppose qu’il baise, parce que, bon Dieu de merde, qu’est-ce qu’il pourrait bien aller foutre dans des hôtels qui, la plupart du temps, sont à seulement dix kilomètres d’ici ?
Читать дальше