Freddy suivait un plan, constitué d’événements et de paliers qui devaient le mener à son but. Pareil à un plongeur en apnée qui descend toujours plus, mètre après mètre, jusqu’à atteindre des profondeurs insondables où se niche la raison même de son existence. Comprendre pourquoi Freddy avait relâché Victor et non Alice, c’était résoudre une partie de l’énigme.
Alice… Première kidnappée, le 3 mars 2014, à Rethel… Mère infirmière, père chef de chantier, mariés depuis douze ans. La gamine a un demi-frère, Jocelyn, 17 ans, issu d’un premier mariage du père.
Victor, deuxième disparu, le 7 juin 2014, à Amboise. Mère, caissière de magasin, célibataire, père inconnu.
Abigaël sortit l’une de ses reproductions de cauchemars mise sous verre. Il s’agissait de Freddy Krueger — le vrai, celui de Wes Craven, avec son visage brûlé, son pull rayé, son gant équipé de griffes — qui dominait la petite fille sans visage, recroquevillée dans un nid de cigogne géant. Vu la position de sa main de fer, la hargne dans ses yeux, le célèbre croquemitaine s’apprêtait de toute évidence à la découper en morceaux.
— C’est leur sommeil qui t’intéresse, hein, Freddy ? murmura-t-elle. Tu entres dans la tête de ces enfants et tu leur fais peur, même pendant qu’ils dorment. Comment tu t’y prends ? Je sais que tout est planifié chez toi. Tu choisis méticuleusement ces enfants-là. Tu les connais, tu sais comment faire. Tu passes du temps avec eux. Avec Alice, Victor, Arthur et Cendrillon. Des semaines, des mois… Tu leur consacres toute ton énergie. Tes nuits aussi ? Tu dors peu, Freddy ? Est-ce que, toi aussi, tu fais des cauchemars ?
Abigaël caressa la face sur papier glacé, ce maillage de cratères et de cicatrices, ce champ de souffrance, le fixant au plus profond de ses yeux habités par le mal.
— … Puis vient le moment où tu décides de libérer Victor… Pas Alice, non, Victor. Pourquoi ? Parce qu’il est prêt à rejoindre le monde de la lumière ? Parce que tu as encore du travail avec Alice ? Elle est moins disciplinée, moins coopérative ? Mais quel genre de travail, Freddy ? Parle… Raconte-moi… On a tellement de choses à se dire, tous les deux.
Abigaël resta longtemps immobile face au portrait. Le Freddy de Wes Craven n’était qu’un fantasme, mais le leur, lui, existait vraiment. Elle finit par poser le cadre dans un coin et s’intéressa de nouveau au message de la maison hantée. À l’aide du Web, elle fouina du côté des contes, des légendes, des citations, sans davantage de succès. D’où venait ce fichu texte ? Avait-il été inventé de toutes pièces par Freddy ? « Les songes, les imaginations de la nuit… » Tout se rapportait au sommeil, à la nuit. Abigaël pensa à Victor, à sa peur de fermer les yeux, elle avait en tête les propos de Frédéric au sujet des hallucinations hypnagogiques. « La souillure du corps. » Elle revit les deux marques de sabot sur la poitrine du garçon.
Soudain, une petite musique se fit entendre. Elle venait des enceintes de l’ordinateur. Des enfants chantaient :
On me dit que ça se passe dans ma tête,
On me dit que je vais perdre la tête,
Mais moi je sais que c’est sous mon lit,
J’ai peur que ce soit ma dernière nuit…
Abigaël frissonna à l’écoute de cette comptine diablement sinistre. Elle repéra une fenêtre de publicité cachée derrière son navigateur, vantant les mérites d’une série de livres pour enfants. À la fermeture de la page, les voix se turent.
Dans un soupir, elle se recula dans son fauteuil et leva les yeux vers le panneau en liège. Toutes ces photos, ces flèches, ces questionnements qui s’accumulaient depuis des semaines… Elle n’y voyait plus grand-chose, en définitive. Il était 3 h 05, ces derniers jours avaient été un enfer, entre les découvertes sur son père, les hurlements et révélations de Victor, le chat noir pendu dans la chambre de la maison abandonnée…
Le chat noir… Il était entre les mains des gendarmes, mais Abigaël était persuadée que, si Lemoine avait pu le décrocher et le lui rendre sur le moment en faisant abstraction des procédures, il l’aurait fait. Elle avait détesté son regard, ses questions au sujet de la clé et de la valise de Léa. La croyait-il capable d’être allée dans cette vieille baraque pour y pendre la peluche de sa fille, et d’avoir oublié ? De surcroît, pourquoi aurait-elle agi de la sorte ?
Elle entendit un raclement dans la cuisine. Comme le bruit d’une main grattant la glace. Elle se leva, traversa le salon de l’appartement plongé dans l’obscurité. Avec cette curieuse sensation de sentir une odeur d’eau croupie.
— Fred ? T’es là ?
Pas de réponse. Abigaël rabattit le pan de sa robe de chambre, soudain frigorifiée. De la buée sortait à présent de sa bouche. Elle songea à l’histoire de Frédéric au sujet de Victor, alors qu’il voyait quelque chose : la baisse de sa température corporelle.
Elle ignorait si elle devait être rassurée ou pas quand elle découvrit que la porte du congélateur était grande ouverte. Frédéric l’avait-il mal refermée ? Abigaël s’approcha de l’appareil et se figea : le bruit se reproduit, et il venait de l’un des trois compartiments. D’une main tremblante, elle tira le tiroir du haut. Rien. Celui du milieu, en revanche, débordait d’une eau sombre, presque noire, à l’odeur de charogne.
Soudain, un visage sans traits apparut à la surface. De longs cheveux blonds encadraient un relief de peau rose, comme si on avait écrasé du latex sur un vrai visage. Abigaël voulut reculer mais heurta un tronc immense, qui prenait la largeur de la pièce. La tête de son père était prisonnière de l’écorce, sa bouche se déformait, il hurlait mais aucun son ne sortait de sa gorge. Une main décharnée surgie de l’eau noire du congélateur attrapa Abigaël par le col et l’attira pour la noyer.
Abigaël se redressa brusquement dans son lit, le souffle coupé. Elle roula sur le côté et ouvrit grande la bouche pour prendre une large bouffée d’air. Afflux d’oxygène, comme une délivrance. Frédéric remua à ses côtés sans se réveiller. Qu’est-ce qu’elle fichait dans le lit ? Quand s’était-elle couchée ?
L’heure du radio-réveil indiquait 3 h 30. Elle se leva, les mains sur la gorge. L’eau dans sa trachée, dans ses poumons, le goût du sel sur sa langue… Elle s’était noyée dans son cauchemar et était sans doute le seul être humain sur Terre à pouvoir le faire indéfiniment. Ses rêves avaient une telle force, une telle emprise. Abigaël n’en pouvait plus de ses cauchemars.
Elle jeta un regard avec appréhension vers la cuisine. Rien d’anormal. À quoi s’attendait-elle ? À trouver une flaque d’eau au sol ? Dans le salon, les objets trônaient à leur place. Au bureau, l’écran de l’ordinateur était éteint. Elle l’alluma, lança un navigateur Internet. Dans l’historique, aucune trace de ses recherches nocturnes.
Abigaël avait l’impression de marcher en équilibre sur un anneau de Moëbius — une figure impossible, sans fin, avec un seul bord. Elle était persuadée d’avoir fouillé sur le Web, il n’y avait pas plus tard que dix minutes. Elle tapa les phrases qu’elle savait déjà avoir saisies dans le moteur de recherche.
Et comme dans son rêve — mais en était-ce vraiment un ? — , le moteur renvoya à des centaines de résultats. Elle se tira la peau du visage vers l’arrière. Qui lui disait qu’elle ne rêvait pas de nouveau ? Qu’elle n’allait pas encore se réveiller, et ainsi de suite ? Comment être certaine qu’elle était dans la réalité, à cet instant précis ?
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