Victor fixa un rayon de soleil qui s’écrasait sur le mur et qui semblait le subjuguer.
— J’aime tellement la lumière.
— Est-ce qu’il y avait quelqu’un d’autre avec l’homme qui vous retenait tous les quatre ?
— Sais pas. Crois pas.
— Essaie d’être certain, Victor, c’est important.
Victor se grattait le crâne au sang. Les larmes arrivaient au bord de ses yeux.
— J’arrive pas, j’arrive pas, j’arrive pas…
La psychologue était à deux doigts d’interrompre l’entretien, mais Patrick lui demanda encore un peu de temps d’un petit geste. Elle acquiesça.
— Pourquoi il t’a libéré avant Numéro 1 ?
— Sais pas.
— Est-ce qu’il va relâcher aussi les autres ?
— Sais pas.
— T’entendais des bruits ? Tu peux me décrire tout ce que tu as vu ? Celui qui vous empêchait de parler, décris-le-moi. C’est très important si tu veux qu’on l’attrape.
Victor sembla se déconnecter. Ses paupières tombèrent comme des rideaux de théâtre. Il secoua la tête et se pinça très fort.
— Pas dormir, surtout pas dormir… Jamais.
— Pourquoi ? Pourquoi tu as peur de dormir ? demanda Frédéric.
L’adolescent caressa la lumière du rayon solaire du dos de sa main.
— Elle est belle et chaude, la lumière. Le démon… Il peut pas venir quand elle est là.
Les poils blonds de ses avant-bras se hérissèrent, comme attirés par de l’électricité statique. Le visage du gamin se crispa quand il fixa un carré d’ombre dans un angle de la pièce.
— Le démon vient quand tu t’endors, c’est ça ? C’est lui que tu vois quand tu es couché dans ton lit et que tu sens le sommeil arriver ?
Victor frissonna et se rétracta de nouveau.
— Quand le soleil… Quand il sera plus là, vous allez pas éteindre… Pas éteindre la lumière, hein ?
— Plus jamais d’obscurité, Victor. Promis.
— Plus jamais… Plus d’obscurité, d’accord…
— Tu peux m’expliquer à quoi il ressemble, ce démon ?
Victor essaya d’effacer une des lettres tatouées sur son poignet. Il se mouillait les doigts avec la langue et frottait. Au fond de la pièce, sa mère était au bord des larmes.
— Veux pas en parler. Surtout pas. Ça pourrait le faire venir… Fermerai pas mes yeux. Tu m’auras pas. Tu m’auras pas, espèce de monstre. Tu m’auras pas, t’as compris ?
Patrick alla discuter avec le médecin et la psychologue. Il revint auprès de Victor, déposa un papier et un crayon à ses côtés et lui parla à l’oreille.
— Prends ton temps pour le dessiner, avec Frédéric on est juste devant la porte de chambre, on revient dans quelques minutes.
Les deux gendarmes s’isolèrent dans le couloir. Patrick souffla un grand coup pour évacuer la pression. Il essuya avec un mouchoir en papier son front ruisselant.
— Bon Dieu, ce môme est complètement démoli !
— Près d’un an à rester enfermé, à avoir peur, à se voir identifié à un numéro. Comment ne pas sortir de là sans de graves séquelles psychologiques ?
Frédéric serra le poing contre le mur.
— Je comprends pas, Patrick… Pourquoi faire ça à un môme. Le séquestrer, le nourrir de longs mois, le détruire psychologiquement puis le relâcher dans la nature. Quand tu prends un salopard comme Dutroux, ce mec avait un but sordide, la satisfaction sexuelle, et jamais l’idée de libérer ses victimes ne lui a traversé l’esprit. Il y avait aussi un réseau derrière, la baise, le fric. Mais là, j’ai beau chercher, je ne pige pas. C’est quoi, le lien, bordel ? Et si on ne tire rien de Victor, qu’est-ce qu’on fait ? On attend et on espère que ce fumier libère les autres ? Mais combien de temps il faudra encore attendre ? Combien de putains de nuits blanches ?
Patrick sentait son collègue sur la brêche depuis quelques semaines. Le métier en avait usé plus d’un avant l’âge et, à 45 ans, lui-même avait déjà l’impression de faire partie des survivants.
— T’as compris quelque chose à ce que Victor a raconté quand il a vu la photo d’Abigaël ?
— Rien. On aurait dit qu’il citait des définitions.
Patrick s’appuya contre le mur, les bras croisés.
— Je repense à l’anesthésique vétérinaire… Cette histoire de paille… Les marques de sabot sur la poitrine… Je ne sais pas, ça m’évoque une ferme. Les mômes sont peut-être retenus dans une vieille étable, ou dans des box individuels. Tu sais, où on fait dormir les bêtes ?
La psychologue sortit de la chambre et les rejoignit. Elle leur tendit une feuille criblée de trous par la mine du crayon. En guise de démon, Victor avait dessiné un gros tourbillon noir. Patrick poussa un soupir d’agacement.
— Quand pensez-vous qu’il sera apte à nous expliquer ce qui s’est passé ?
— Une semaine, un mois, peut-être jamais. Son esprit va tout faire pour le protéger. Il est possible qu’il engloutisse tous les souvenirs et qu’il transforme tout cela en… (elle hocha le menton vers la feuille) … un véritable trou noir.
Debout à l’entrée de la chambre, Abigaël regardait Frédéric dormir. Ils avaient dîné sans appétit en parlant de Victor, bu leur tisane ensemble, et son compagnon était tombé de sommeil après la nuit blanche à l’hôpital. Il semblait tellement apaisé quand il dormait, comme s’il avait déposé tous ses soucis dans un casier pour les récupérer le lendemain. À le voir ainsi, en position fœtale, Abigaël se demanda à quoi ressemblaient ses rêves. Étaient-ils gais ou tristes ? Effrayants ?
Elle passa devant la salle de bains et marqua un arrêt, constatant que l’armoire à pharmacie était entrouverte. Comme elle fermait mal, Abigaël prenait toujours garde de tourner la petite poignée à fond. Elle s’appliqua donc à bien verrouiller, cette fois. Volontairement, elle avait fait l’impasse sur le Propydol, histoire de profiter de la nuit pour poursuivre ses recherches, quitte à affronter quelques somnolences.
Juste éclairée par une lampe, elle se mit au travail. Un moteur de recherche avala les phrases inscrites sur l’un des murs de la maison hantée de Loon-Plage.
FAIS RECULER LES SONGES
ET LES IMAGINATIONS DE LA NUIT,
TERRASSE L’ENNEMI
AFIN D’ÉVITER LA SOUILLURE À TON CORPS
Mais sa requête renvoya trop de résultats sans rapport entre eux. Abigaël explora plusieurs pistes, chercha dans les paroles de chansons sur des sites spécialisés, en vain. Lorsque, en pleine réflexion, mordillant un stylo, elle releva les yeux vers la poupée vaudoue posée sur le meuble, elle tiqua : il lui sembla que la décoration avait bougé de place. D’ordinaire, la poupée était placée vers la gauche, sous un masque africain, et là, elle se retrouvait décalée d’une trentaine de centimètres sur la droite. Cela aurait pu paraître anodin si d’autres objets — statuettes, pot de crayons — n’avaient pas été, eux aussi, légèrement déplacés. Abigaël ne comprenait pas, elle était restée dans l’appartement toute la journée, sans le souvenir que Frédéric n’eût touché à quoi que ce soit après être rentré.
Malgré cette bizarrerie, elle se concentra de nouveau sur ses recherches. Victor avait ressurgi avec le sommeil brisé et une peur panique de s’endormir. Freddy avait pris de sacrés risques en le relâchant. Que cherchait-il à raconter ? Quel avait été l’événement déclencheur de la libération ? Pourquoi maintenant ? Et pourquoi Victor, le deuxième enfant enlevé, et non Alice ? La logique aurait voulu qu’elle fût la première libérée.
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