… ses yeux s’ouvrirent en grand.
Un canapé… Elle se redressa dans un cri, la gorge en feu. Regarda autour d’elle : L’Île-Grande, chez Nicolas Gentil… Habillée. Sèche. Aucune trace de sang à l’entrejambe de son pantalon.
Personne dans la maison. Pas de Freddy, pas de petite fille sans visage.
Un cauchemar… Juste un fichu cauchemar… Sa montre indiquait qu’un quart d’heure environ était passé entre son endormissement et son réveil. Elle releva la manche de son pull : présence des brûlures de cigarette.
Quelques minutes pour s’en remettre. Aucun souvenir de s’être endormie ni d’une quelconque transition entre la réalité et le rêve. Là, couchée sur ce fauteuil, elle avait été vulnérable.
Perturbée, elle ramassa sa lampe et reprit le fil de ses investigations. Où en était-elle, déjà ? Oui, le téléviseur… Abigaël s’en approcha de nouveau, désormais certaine que Nicolas Gentil l’avait utilisé comme un projecteur vidéo ou un écran géant. Après s’être amputé, il avait sans doute débranché un ordinateur des prises de la télé. Et ça ne pouvait pas être l’unité centrale du bureau, bien trop lourde.
L’écrivain avait caché un second ordinateur quelque part.
Elle essaya de retracer mentalement son parcours. Heyman s’était coupé les doigts… Il les avait jetés dans le feu, avait éteint la caméra, cautérisé ses plaies. Mais des gouttes de sang avaient encore coulé. Il avait ensuite éteint la télé, arraché les câbles de l’ordinateur. Il devait souffrir horriblement et savoir qu’il ne tiendrait plus debout très longtemps.
Elle jeta un coup d’œil circulaire, fouina dans les quelques endroits qui lui paraissaient adéquats pour y cacher un ordinateur portable. Elle grimpa à l’étage, suivant la voie du sang. Le chemin menait directement au lit. Rien dessous, ni sous le matelas. Elle observa la pièce, passa une main sur les étranges symboles comme l’avait sans doute fait Heyman avant de se recroqueviller sur son matelas.
Elle vit alors une chaise en bois à proximité de la porte gauche du dressing. Elle monta dessus et, sur la pointe des pieds, palpa le haut de l’armoire.
Poussée d’adrénaline. Ses doigts effleurèrent un objet lisse et froid. Elle tira l’ordinateur portable vers elle et balaya toute la surface pour s’assurer qu’il ne traînait plus rien d’autre. Deux dessins et un cahier tombèrent au sol.
Elle redescendit de sa chaise et les ramassa. Ouvrit le cahier. De nouveau, Gentil avait tracé des carrés, des triangles, des lunes, comme sur le mur… Des milliers, qui recouvraient des dizaines et des dizaines de pages. Au bas de chacune de ces pages, des dates. 18, 19, 20 mars de l’année… Tous les jours, jusqu’à la veille de son automutilation.
Abigaël s’intéressa aux dessins et regarda le premier d’entre eux. Gentil avait crayonné une lourde porte en bois cintrée en partie haute. Un peu de paille au sol… Des murs de brique sombre… Le même genre de porte que sur la couverture de La Quatrième Porte .
Elle retourna le second dessin. Gentil avait esquissé un garçon aux traits grossiers, assis contre un mur de brique, qui portait un maillot de foot floqué d’un gros « 9 ».
Arthur.
Au bas de là feuille, on pouvait lire, écrit en lettres capitales « CRO-MAGNON ». Elle avait aussi vu ce terme dans le livre d’Heyman. Cro-Magnon était le surnom de Quentin, le garçon kidnappé du roman.
Il y avait une connexion entre Heyman et Freddy. L’écrivain était impliqué, d’une façon ou d’une autre. Restait à comprendre ce que sa fille, sa Perlette d’Amour, venait faire au milieu de tout ça.
Elle prit l’ordinateur, le cahier, les dessins et sortit de la chambre en courant. Elle connaissait déjà la prochaine étape. Nantes, les parents d’Arthur…

Frédéric écrasa sa cigarette devant l’hôpital de Dunkerque quand il vit son chef arriver. Il avait passé une partie de la nuit dans les couloirs du bâtiment, courbé sur une chaise, entre somnolence et lucidité, avec la mère de Victor, une femme démolie, au bout du rouleau, qui n’avait pas arrêté de remercier Dieu de lui avoir rendu son fils.
Dieu n’avait rien à voir là-dedans.
Les deux hommes se serrèrent la main.
— Alors ? demanda Patrick.
— Il a passé la nuit à subir de nouveaux examens. Pauvre môme… Heureusement que sa mère était là.
— Et que donnent les examens ?
— Ils ont trouvé des traces de kétamine dans son sang. Il s’agit d’un anesthésique vétérinaire qu’on peut se procurer assez facilement. On suppose que Victor a été drogué avant d’être abandonné du côté du port industriel de Loon-Plage.
Il mit une main devant sa bouche pour bâiller.
— Excuse-moi, la nuit a été plutôt blanche. Sinon, pas d’agression sexuelle, donc rien à voir, à première vue, avec une histoire de pédophilie. Abigaël avait raison. Le mobile des enlèvements est ailleurs.
— Comment va Abigaël depuis l’épisode d’hier ?
— Pas terrible, tu te doutes. Le chat suspendu, le gamin qui hurle en la voyant… Elle ne sait plus très bien où elle en est. Elle est persuadée d’avoir raison pour le chat : c’est Freddy qui l’a mis là, pas elle.
— Et toi, qu’est-ce que tu penses de tout ça ?
— J’ai confiance en elle.
— Il se peut très bien que tu lui fasses confiance et qu’elle se trompe. Allez, on entre.
Frédéric ouvrit la porte et laissa passer son chef.
— J’ai discuté avec la mère, hier soir, fit-il. Ça a été compliqué, elle est très choquée. Son fils hurle dès que t’éteins la lumière. Victor a trouvé un peu d’apaisement dans ses bras, il parle mais répond à côté des questions, et ses propos sont la plupart du temps dénués de sens. Il s’alimente avec les doigts, s’assied par terre plutôt que sur le lit, se fait du mal dès qu’il bâille ou sent le sommeil arriver. D’après la psy, il y en a pour un bout de temps avant qu’il aille mieux. Des semaines, des mois.
— C’était prévisible, répliqua Lemoine.
— On a la presse aux fesses et les parents des autres victimes qui veulent savoir… Comment on doit réagir ?
— Ordre de ne rien lâcher, on laisse la com’ faire son job et, nous, on se focalise sur le môme. C’est notre plus grosse piste.
Ils se dirigèrent vers l’escalier.
— Avant de rencontrer Victor, le médecin doit nous parler de ce qui s’est passé cette nuit. Ils ont enregistré son sommeil, ajouta Frédéric. Au fait, les lettres tatouées sur son corps, vous avez commencé à regarder ?
— On planche là-dessus. Gisèle a mis ces données dans des générateurs de mots et tout le tralala, mais ça ne donne rien pour le moment. Quant aux deux traces sur la poitrine, tous ceux qui ont vu les photos évoquent des marques animales. Des fichus sabots de chèvre…
Le docteur Hérault les accueillit au troisième étage et les invita à le suivre. L’air inquiet et très éprouvé.
— Comme je l’ai dit tout à l’heure au gendarme Mandrieux, nous disposons d’une aile spécialisée dans les troubles du sommeil, expliqua-t-il. Elle contient trois chambres où nous pouvons enregistrer les activités nocturnes des patients atteints d’insomnie, de noctambulisme, d’apnées… Cette nuit, nous avons placé Victor en observation. Je n’ai jamais vu un individu aussi fatigué et qui lutte autant pour ne pas s’endormir. Sa mère est restée à ses côtés, ça l’a rassuré et a rendu l’expérience possible.
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