La maison se dressait en retrait de la route, à quelques mètres seulement des dunes et de vieilles clôtures barbelées, mais elle tombait en ruine. Toiture défoncée, murs en mauvais état, lierre qui suçait la moindre brique et se faufilait dans les interstices, comme un poison végétal. Abigaël resserra le col de son manteau sur son visage. Le vent d’ouest projetait du sable dans les yeux en rafales cinglantes. Les hommes se déployèrent rapidement autour de la bâtisse, les armes au poing.
Les gendarmes entrèrent en ordre serré, ressortirent moins de deux minutes plus tard. L’un d’eux appela Patrick et l’emmena à l’intérieur un long moment. Abigaël comprit qu’ils avaient découvert quelque chose. Elle marcha les bras croisés pour se réchauffer, les yeux rivés sur le large. Cette ville, cette mer, ce vent glacé, c’était son enfance.
Pourquoi Freddy cherchait-il à les amener ici ?
Le chef ressortit et tendit à chacun des gants en latex, puis tous entrèrent par la porte qui ne tenait plus que sur un gond. Abigaël ressentit une bouffée d’angoisse, un reflux de peur d’enfant. Elle se revit, plus jeune, tremblant comme une feuille pendant que ses copains allumaient des bougies et prononçaient des incantations débiles.
Ils se retrouvèrent à l’intérieur de ce qui devait être un salon devenu un territoire jonché d’herbe et de terre. Abigaël resta immobile devant l’inscription notée à la peinture grise en lettres capitales sur le mur :
FAIS RECULER LES SONGES
ET LES IMAGINATIONS DE LA NUIT,
TERRASSE L’ENNEMI
AFIN D’ÉVITER LA SOUILLURE À TON CORPS
— Les hommes ont fait le tour, expliqua Patrick. Il n’y a pas de chaîne ou de pièce qu’on peut fermer à clé. Cette ruine ne permet pas de maintenir quelqu’un séquestré. Par conséquent, comme on pouvait s’y attendre, Victor n’a pas été retenu ici.
Abigaël fixait les phrases avec attention. Elles avaient été peintes peu de temps auparavant.
— Ce texte te dit quelque chose ? lui demanda Lemoine.
Elle porta une main à son crâne. Ce lieu, les hurlements de Victor, les découvertes sur son père…
— Non, non. Rien du tout. On dirait que ça a un rapport avec le sommeil, les rêves, les cauchemars. Victor a peur de s’endormir et du noir. Il y a sans doute un lien.
Patrick s’était accroupi à un mètre du message, en pleine réflexion.
— Si tu n’as jamais parlé de cette maison à la presse, comment Freddy aurait-il pu être au courant ?
— Je n’en sais rien. Je n’en ai jamais parlé. C’était enfoui dans mon passé.
— Frédéric m’a dit que Victor a hurlé en te voyant, qu’il n’y a que lorsque tu es sortie de la chambre qu’il s’est arrêté. Pourquoi il a réagi de cette façon, à ton avis ?
— Je l’ai déjà dit à Frédéric : je n’en sais strictement rien. C’était comme s’il me connaissait, mais moi, je ne l’avais jamais vu autrement que sur des photos.
— Tu es toute blanche, tu n’as pas l’air bien.
— On enquête sur un individu qui séquestre des enfants, et on se retrouve dans une maison qui m’a fait passer des nuits formidables. Difficile de crier de joie.
— T’es sûre de n’être jamais revenue ici ?
— Jamais.
— Tu es pourtant revenue à Loon-Plage pour voir le notaire, tu as dit. Tu t’es promenée dans la ville ou tu es repartie directement ?
— J’ai marché un peu le long de la plage…
— La plage est juste là, à une cinquantaine de mètres. Et tu ne serais pas repassée par cette maison, par hasard ?
— Va droit au but, Patrick. C’est quoi, cet interrogatoire ? Tu crois peut-être que c’est moi qui ai écrit ce message ?
— J’essaie juste de rester rationnel. Quand tu t’es promenée sur la plage, l’accident était encore frais, tu étais très perturbée, tu aurais très bien pu…
— … faire ça moi-même ? Comme la lettre que j’aurais prise dans le tiroir de Léa pour ensuite croire l’avoir trouvée dans les bois ?
Patrick Lemoine avait l’impression de tenir un essaim de guêpes enfermées dans un sachet fragile ; il devait y aller mollo.
— J’aimerais que tu me reparles très précisément de l’épisode du chat en peluche.
— Le chat en peluche ?
— Oui… Le soir de l’accident.
— Je l’ai déjà expliqué. Qu’est-ce que ça vient faire là ?
— S’il te plaît, Abigaël…
Abigaël inspira et se remémora chaque étape avec précision.
— Léa avait oublié son chat en peluche à la maison avant notre départ. On avait déjà chargé les bagages dans le coffre. Elle est retournée dans la maison le chercher et elle l’a mis dans sa valise.
— Il y a cette histoire de clé. Réexplique.
— Léa a ouvert la valise avec sa clé, a déposé le chat, a refermé, a rangé la clé dans sa poche, puis est partie s’installer dans la voiture.
— Et après l’accident, on a bien retrouvé la clé dans la poche de ta fille, et sa valise fermée dans le coffre. Et toi, tu as affirmé que le chat avait disparu.
— Il avait disparu !
— Exactement comme le pantalon à carreaux. Pantalon que Frédéric a retrouvé dans la penderie de Léa. Je fais fausse route, Abigaël ? N’as-tu pas cru avec la même conviction, la même certitude, que ce pantalon avait lui aussi été « volé » par Freddy dans la valise en même temps que le chat ?
— Si, mais…
— N’as-tu pas cru, également, que tu avais mis ta ceinture de sécurité le soir de l’accident ? Tu sais bien que tout cela n’est pas possible ?
— On en a déjà parlé maintes fois. Où est-ce que tu veux en venir, bon sang ? Pourquoi tu remets tout ça sur la table ?
— Tu es narcoleptique, Abigaël… Tu es une excellente psychologue — sans doute la meilleure qu’on ait eue à nos côtés —, mais ces dernières semaines, il y a ces choses qui tu tiens pour vraies, alors que… qu’on sait tous que ta mémoire te joue des tours. Je me dis que tu aurais pu revenir dans cette maison, par exemple à l’occasion de ta promenade sur la plage, et ne pas forcément t’en souvenir. Juste une dizaine de minutes effacées de ta mémoire.
— Tu plaisantes, j’espère ?
— Suis-moi.
Frédéric lui posa une main chaleureuse sur l’épaule pour la soutenir. Ils s’enfoncèrent dans un couloir dont le plâtre aux murs partait en lambeaux et où le plancher du dessus traversait le plafond.
Ils entrèrent dans ce qui devait être à l’origine une chambre.
Abigaël sentit son corps se déconnecter. Frédéric la rattrapa de justesse avant qu’elle s’effondre.
Juste en face, à hauteur d’yeux, le chat en peluche noir de Léa pendait au bout d’une corde.

— Hermand ? C’est Abigaël…
Abigaël avait quitté l’hôpital psychiatrique de Plogoff une heure plus tôt. Nicolas Gentil avait plongé dans une telle crise qu’il avait fallu l’attacher à son lit et lui administrer des calmants. Une vraie scène de démence. Pourquoi la simple évocation de ce chat l’avait-elle fait réagir à ce point ?
La jeune femme roulait en direction du nord de la Bretagne, les essuie-glaces balayant son pare-brise à la vitesse maximale. Des gouttes grosses comme des œufs éclataient sur l’asphalte, le vent balayait la voiture de droite à gauche, forçant la conductrice à jongler avec son volant. L’horizon se déchirait en brisures électriques d’un blanc aveuglant.
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