— T’es vraiment sûre que… que tu n’as pas pris de Propydol ce soir-là ?
Elle le foudroya du regard.
— OK, je retire ma question, tempéra Frédéric. C’était juste une hypothèse, d’accord ? Yves, ton propre père, t’a droguée. Comment ? Un verre d’eau juste avant votre départ ?
— Il a versé du Propydol dans du café. C’est cette Thermos vide que Palmeri a retrouvée dans l’habitacle de la voiture.
— Et Léa ?
— Elle s’est vite endormie. De ce fait, il n’a pas jugé nécessaire de la droguer.
— Pourquoi, Abigaël ? Pourquoi ton père aurait-il fait une chose pareille ?
— Je n’arrête pas d’y penser. L’histoire des ceintures, Fred, tu te rappelles ? Personne ne les portait, aucun de nous trois. Léa et moi, on dormait. Et si c’était lui qui les avait ôtées ? Ça pourrait expliquer le fait que j’étais persuadée de l’avoir mise avant de m’endormir. Il voulait être sûr qu’on meure.
Elle vit Frédéric déglutir avec peine. L’excitation avait laissé la place à l’incompréhension.
— Tu te rends compte de ce que tu dis ?
— Tu crois que je n’y ai pas réfléchi ?
— Alors ce serait un… une espèce d’acte suicidaire ?
— Ça pourrait coller. Rayer la famille Durnan de la surface de la Terre. Nous entraîner dans sa folie. Rien de tel qu’un gros arbre dans un virage pour assurer le coup. Il aurait peut-être pu faire ça sur l’autoroute, mais il ne voulait pas impliquer d’autres voitures, d’autres vies. Alors, il prend le prétexte de la panne d’essence, il sort de l’autoroute… C’est peut-être ça qu’il a fait, entre le 4 et le 5 décembre. Il a erré, cherché un endroit où nous fracasser. Et puis, cette lettre de Léa « Je vais bientôt mourir ». Elle… Elle savait peut-être quelque chose ?
Ses yeux s’embuèrent.
— Les types à ses trousses… Sa double vie… Sa déchéance physique… Il était sans doute dépressif et suicidaire. Ce genre de suicide familial est malheureusement monnaie courante. On a peur de susciter la honte, on ne veut pas abandonner sa famille ou la laisser dépérir, alors on l’extermine. Combien de pères ont tué leurs enfants, leur femme, parcourant toutes les chambres de leur maison, avant de retourner l’arme contre eux ? C’est un drame de la souffrance, Fred.
— C’est tellement fou. Ton père aurait pris un pistolet, un fusil. Pourquoi un accident en voiture ?
— Mon père s’est battu toute sa vie contre le crime, il était un exemple. Quand je suis allée dans les locaux des douanes, sa photo était partout, on me parlait de lui comme du Messie. Il avait participé aux plus grosses opérations de démantèlement des réseaux de trafiquants, au péril de sa vie, parfois. Je crois qu’il ne voulait pas porter le poids d’un double meurtre et d’un suicide. Il voulait que son image reste intacte dans les mémoires. Une sorte de code d’honneur, tu comprends ?
— Alors, il aurait choisi l’accident… Plus « propre ». Mais comment tu expliques ce mot à ton intention dans ses affaires ? Cette histoire de vérité à découvrir ?
— Je n’en sais rien.
Elle poussa un soupir.
— Je lui ai reproché de ne pas être suffisamment proche de Léa et moi. Au fil des mois, je n’ai pas vu sa souffrance à cause de toute cette affaire. Ce n’était pas lui, l’égoïste, c’était moi.
— Ne dis pas ça. Yves a toujours été discret, pas le genre à étaler ses problèmes. Tu ne pouvais pas deviner. Pour l’instant, ce ne sont que d’horribles hypothèses.
— Je sais… Mais c’est une piste sérieuse.
— Tu veux qu’on en parle au chef de la brigade accident, pour cette histoire de Propydol dans ton sang ? Il pourrait reconsidérer l’accident sous un angle différent et…
— Non, pas pour l’instant. J’ai besoin de digérer tout ça avant de salir la mémoire de mon père.
Le reste du trajet fut pesant, entre l’annonce de la découverte de Victor et les terribles hypothèses autour de l’accident. Yves était parti avec toutes les clés qui permettaient d’ouvrir le coffre de son esprit, et Abigaël avait beau essayer de percer avec le meilleur de ses forets, elle se heurtait à un acier inviolable. Son père avait, toute sa vie durant, voué un culte au secret.
Trois quarts d’heure plus tard, ils rejoignirent Patrick Lemoine aux urgences pédiatriques de l’hôpital de Dunkerque, situé à environ soixante-dix kilomètres de Lille. Le capitaine de gendarmerie allait et venait devant une machine à café, le téléphone portable vissé à l’oreille. Il raccrocha, serra la main de Frédéric et fit la bise à Abigaël.
— Comment va Victor ? demanda-t-elle.
Ils sortirent du bâtiment afin de pouvoir discuter au calme. Abigaël se retrouvait de nouveau prise dans le tourbillon de l’enquête. Victor faisait partie de la famille Merveille 51. Ses photos avaient habillé les murs de son bureau pendant des mois. Il avait accompagné ses nuits, et il lui arrivait encore de danser avec les autres enfants dans ses cauchemars.
— On en saura plus bientôt, ils l’ont emmené pour l’examiner, répliqua Lemoine. J’ai prévenu sa mère, elle devrait arriver d’Amboise d’ici à quelques heures. Une vraie hystérique au téléphone.
Il jeta un œil à la voiture de La Voix du Nord qui cherchait à se garer plus loin.
— Ils sont déjà au courant. Ça va être compliqué de retenir l’info plus longtemps. C’était une mauvaise idée de venir ici. Rentrons.
Ils s’isolèrent dans un couloir de l’hôpital.
— Victor était conscient tout au long du trajet mais il délirait pas mal, expliqua le capitaine de gendarmerie. D’après les ambulanciers, il était pris d’une peur panique dès qu’ils fermaient les portes de l’ambulance. Ils ont dû lui administrer des calmants pour pouvoir s’occuper de lui.
Frédéric s’écarta afin de laisser passer deux médecins en pleine discussion.
— Où l’a-t-on découvert ? Ici, à Dunkerque ?
— Pas loin. On a eu plusieurs appels pour nous signaler qu’un môme courait le long de la D601, à 6 h 10, en pyjama et baskets. Une dizaine d’hommes ont été envoyés, on n’a pas tardé à le retrouver grâce aux témoignages ; il s’était réfugié dans un jardin. Amaigri, certes, mais c’était bien de Victor qu’il s’agissait.
— La D601 ? répéta Abigaël. La départementale entre Gravelines et Grande-Synthe ?
— Celle-là, oui. Tu connais ?
— J’ai habité le coin jusqu’à l’âge de 20 ans. Loon-Plage plus précisément. Et je suis revenue à Loon pour voir le notaire et régler la paperasse après la mort de mon père.
Patrick Lemoine accueillit la nouvelle avec stupéfaction.
— C’est vrai, je n’avais pas fait le rapprochement. T’as pas eu un article de presse où t’as parlé de tes origines, il y a un an ou deux ?
— Si, si. La Voix du Nord m’a consacré un long portrait, quelques mois avant l’affaire Freddy. Je ne travaillais sur aucun dossier, ils ont voulu mettre en avant mes activités d’analyste criminelle. J’ai cité Loon-Plage, les lieux où j’avais grandi. On est même retournés là-bas avec le journaliste et le photographe. Ils m’ont prise en photo sur la digue.
Abigaël se mit à faire les cent pas, les mains posées sur l’arête de son nez. Ces révélations laissèrent les deux gendarmes interrogatifs.
— Merde, c’est pas bon, lâcha Lemoine. Freddy te suit sûrement grâce à la presse, il est donc au courant de cet article. Ce qui m’amène à penser que le gamin ne s’est peut-être pas échappé de lui-même mais que Freddy l’a déposé dans ce coin-là…
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