— Son regard a été attiré par quelque chose, on dirait.
— Exact. Maintenant, écoutez bien…
Il revint en arrière, tourna le bouton des haut-parleurs à fond, puis redémarra la lecture. Le son saturait, on n’entendait qu’un bourdonnement. Abigaël perçut un bruit, une seconde ou deux avant que Gentil détourne les yeux vers la gauche et fasse bouger ses lèvres.
— Qu’est-ce que c’était ?
Simon cliqua sur un autre fichier dans le répertoire contenant la vidéo.
— J’ai demandé à une connaissance d’essayer de me retravailler la bande sonore. De supprimer ce bruit de fond lié à la mauvaise qualité du micro… Et voilà ce que ça donne. Ce n’est pas génial, mais c’est toujours mieux que l’originale. La bande sonore démarre environ dix secondes avant que Nicolas détourne les yeux. Vous avez le son sans l’image. Ouvrez grandes vos oreilles.
Il cliqua sur le fichier mp3. Abigaël ferma les yeux et se concentra. Un léger bourdonnement, le silence, perturbé par le craquement du bois dans l’âtre. Au bout de dix secondes, elle perçut un bruit qui la fit réagir. La bande sonore s’arrêta, Abigaël la relança pour être bien certaine.
— Ça ne dure qu’une seconde mais on dirait… des pleurs.
— Des pleurs, des gloussements…
Abigaël n’était sûre de rien. De nouveau, elle écouta le fichier mais, cette fois, sa main positionnée sur la souris tremblait.
Les tressautements arrivèrent.
— Oui, des pleurs, mais je n’arrive pas à en être certaine. Ça pourrait être autre chose.
— Comme le vent qui fait grincer la toiture, ou craquer les poutres, expliqua le psychiatre. Ça pourrait aussi provenir de la cheminée, d’un appel d’air qui aurait provoqué ce bruit étrange. Malheureusement, il n’y a aucun moyen de le savoir. Le micro était de trop mauvaise qualité. Moi aussi, j’ai pensé à des pleurs.
— Mais il y a ce regard vers la gauche et ce mouvement de lèvres.
— J’ai fait écouter cette bande-son à Nicolas. Même s’il semble ailleurs, déconnecté, il y a quelque chose au fond de ses yeux qui s’est produit la toute première fois où il a entendu ce bruit. Une sorte d’étincelle, la même étincelle que j’ai vue au fond de vos yeux quand vous l’avez écoutée. Manque de chance, cette étincelle, je ne l’ai plus jamais revue par la suite.
Le son se répétait dans la tête d’Abigaël, mélange indistinct de gloussement, de reniflement. Elle avait la quasi-certitude qu’il s’agissait de ceux d’un être humain. Des pleurs .
— Vous savez à quoi correspond le mouvement de ses lèvres, juste après qu’il a détourné les yeux ?
— J’ai demandé à une spécialiste du langage labial venue spécialement de Brest. Elle est formelle. Nicolas dit : « Pardon. »
Pardon … Ça confirmait la thèse du châtiment : Gentil avait voulu se punir. Une sorte d’autoflagellation extrême, où la lame avait remplacé le fouet à lanières.
— Il a bien été établi qu’il n’y avait personne d’autre que lui dans la maison ? demanda Abigaël.
— Personne. Nicolas était seul, isolé à l’extrémité de L’Île-Grande. Si quelqu’un se trouvait à ses côtés au moment de l’acte, en tout cas, il n’y était plus deux jours plus tard. Et ce quelqu’un n’a pas prévenu les secours.
— Vous avez une théorie ?
— Aucune.
Abigaël avait encore plus d’interrogations qu’avant son arrivée à l’hôpital. L’impression de s’enfoncer dans un brouillard toujours plus épais. Simon éteignit son écran, puis agita le trousseau de clés au fond de sa poche.
— On y va ? Vous êtes toujours prête à le rencontrer ?
Abigaël se leva et prit le roman de Josh Heyman dans la main droite.
— Plus que jamais.
Abigaël et le médecin de Nicolas Gentil empruntèrent un escalier en spirale, qui les mena au deuxième étage de l’hôpital psychiatrique. La jeune femme suivait sans rien dire. L’impression d’évoluer dans un vieux manoir gothique, avec ses murs faits de pierres irrégulières, ses plafonds très hauts, tout en voûtes et courbures. Ces lieux lui paraissaient tellement atypiques qu’elle se demanda si elle n’était pas encore en train de rêver. Elle palpa les aspérités du granit, perçut le bruit de ses pas, renifla les odeurs d’humidité, afin de stimuler tous ses sens. Elle ressentait aussi la gravité, le poids de ses jambes, de ses bras, l’effort à fournir pour grimper. Autant de signes qui la rassuraient.
Simon lui expliqua la manière d’aborder Nicolas Gentil, avec calme, sans le brusquer — comme si elle n’avait aucune notion de ce qu’était un schizophrène ou un malade mental. La pluie se fracassait sur la grande verrière au-dessus de leur tête, comme un pare-brise explosant contre un arbre. Le vent crachait ses poumons. Par une fenêtre grillagée, Abigaël ne distingua que les pulsations d’un phare lointain — un œil de cyclone dans les ténèbres. À 16 heures, on avait l’impression qu’il faisait déjà nuit.
Ils passèrent devant des portes fermées et percées de petites fenêtres rectangulaires. Un homme se tapait le front contre l’une d’elles, sans se faire vraiment mal mais avec assez de force pour que le bruit résonne dans tout le couloir, au rythme de leurs pas. La folie suintait, visqueuse, dégoulinante, comme une vérole prête à contaminer toute forme de vie.
Michel Simon déverrouilla une porte à l’aide d’une clé. Il précéda Abigaël dans le nichoir réduit à un lit, une chaise et une table vissés dans le sol, une télé en hauteur, protégée par un cube de Plexiglas, et une minuscule fenêtre qui devait donner sur l’océan.
Assis à table, le patient dessinait sur un grand cahier. Abigaël eut du mal à reconnaître l’homme de la photo. Gentil avait pris du poids, ce qui le rendait encore plus impressionnant, encore plus ogre. Son visage semblait gonflé à l’hélium, sa peau luisait. Une calvitie dominant une couronne de cheveux brun-gris lui donnait des allures de moine terrifiant. Quant à ses mains, elles n’étaient que deux moignons brûlés. Abigaël pensa à des appendices de mante religieuse.
— Tu as de la visite, Nicolas. Elle s’appelle Abigaël Durnan, et elle est venue du Nord pour te voir.
Gentil ne réagit pas, il continuait son dessin avec une habileté surprenante, tenant le crayon entre ses poignets serrés. Le psychiatre se mit en retrait, tandis qu’Abigaël s’avançait dans ce trou dominant l’océan. Elle vint se positionner face au patient en restant debout, et s’arrangea pour que le roman entre dans son champ de vision. Elle vit ses sourcils en accent circonflexe bouger, son mouvement de crayon s’arrêter une fraction de seconde avant de s’agiter de nouveau. L’écrivain dessinait la côte et les flots. Un cheval de Troie, avec d’innombrables monstres miniatures à l’intérieur de son ventre, sortait des eaux en furie.
— J’ai lu votre dernier livre, monsieur Heyman. Un bon roman, quoique très violent.
Abigaël était désormais accroupie, les bras sur la table face à Gentil. Elle voulait être à son niveau et avait décidé d’y aller franco, afin de provoquer une sorte d’électrochoc. Confronter Nicolas Gentil à ce qu’il avait été un jour, et ce qu’il était peut-être encore au fond de lui-même : Josh Heyman.
— Je suis la psychologue qui travaille avec la gendarmerie sur l’affaire des kidnappings d’enfants, celle dont vous vous êtes inspiré. Et je ne vous cache pas que j’ai été très surprise en découvrant combien le personnage de Valérie Lazinière me ressemblait. Elle flic, moi psychologue. Des traits de caractère identiques… Sur une enquête proche de celle que je mène depuis un an.
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