— Pourquoi tu l’appelles quelqu’un ? Pourquoi tu ne le nommes pas Freddy ?
— Parce que, même si ça paraît évident, on n’a aucune preuve que c’est lui le meurtrier. Je ne veux pas le nommer ainsi pour le moment. Il y a des éléments qui ne collent pas avec son profil.
— Du genre ?
— Pour moi, Freddy agit en solo, il enlève ces mômes et fabrique ces épouvantails pour résoudre un conflit personnel. Il est célibataire et solitaire. Lorsqu’il installe les épouvantails, il est seul, c’est son œuvre, et c’est un moment d’excitation extrême pour lui. Il est comme le peintre qui met la dernière touche à son tableau. C’est quelque chose qu’il ne peut pas partager avec un complice.
— Dans ce cas, explique-moi d’où sort ce cadavre et qui l’a tué ?
— Je n’ai pas la réponse.
— On y a bien réfléchi, tous ensemble à la caserne. On pense au contraire que Freddy a un complice et que quelque chose a mal tourné. C’est sans doute lié à cet accident imprévu qui sème le trouble entre les deux hommes. Imagine : peut-être que l’un veut déposer l’épouvantail d’Arthur quand même ou s’attarder sur les lieux de l’accident, et pas l’autre ? Bref, ça s’envenime. Freddy finit par sortir un flingue et tuer son accompagnateur. Il le rend méconnaissable en lui défonçant le visage. Pas de vêtements, impossibilité de rechercher dans les fichiers dentaires. Et en le jetant à l’eau, il ne voulait pas qu’on le retrouve de sitôt. En plus, tu n’as pas dit toi-même que Freddy avait une sexualité particulière ? Et si l’autre était son amant ?
Abigaël se lissa les cheveux vers l’arrière dans une longue expiration. Ces découvertes remettaient en cause un pan complet de son travail. Un couple homosexuel dans la vie. Un couple de kidnappeurs, l’un dominant l’autre… Abigaël n’avait pas en tête de cas similaires. En revanche, les exemples de criminels amant/amante, agissant en duo, ne manquaient pas : Denise Labbé et Jacques Algarron, Paul Bernardo et Karla Homolka, alias Barbie et Ken, Michel Fourniret et Monique Olivier…
— Dans ce cas, ce serait une première.
— Il faut un début à tout.
Elle regarda l’espèce de carte mentale représentée sur le tableau en liège et écrasa son index sur le symbole de l’œil gravé sur le tronc.
— Qu’est-ce que Freddy a vu, à 3 h 43, cette nuit-là ? Qu’est-ce qu’il y avait à voir, hormis une voiture se fracassant contre un arbre ?
Elle se leva et se mit à aller et venir nerveusement.
— Quand je regarde ce tableau, tous les éléments mis bout à bout, je n’arrive pas à m’ôter de la tête que le hasard est trop gros. Freddy et moi, qui justement enquête sur lui, présents au même endroit, au même moment…
Elle revint s’affaisser sur sa chaise.
— Je n’y arrive pas, Fred ! Je n’arrive pas à percer son secret, à comprendre ses motivations. Il est comme de l’huile qui glisse entre mes doigts. Hormis des suppositions à deux balles, on n’a rien de concret sur lui. Pas un seul indice probant, pas un seul témoin. C’est quand même dingue. Ce type n’est pas un fantôme, bon sang !
Frédéric lui passa une main dans la nuque, il la sentait à cran.
— Tu sais ce qu’on va faire ? Je vais aller prendre une douche, et je t’emmène au resto. On va boire un peu de vin et manger épicé. Et s’il nous reste des forces, on va dépenser quelques euros au casino.
— Au casino ? Toi ?
Il l’embrassa sur le crâne.
— Tu m’as parlé d’Einstein. Il y a une histoire de Dieu qui joue avec des dés. Ça m’a fait penser au craps. Tu sais que mon père adorait ça ?
— Le craps ? Tu ne me l’as jamais dit.
— Le jeu, c’était son vice. Un jour, il a ramassé pas loin de deux mille francs à une table de craps, une fortune à l’époque. Et tu sais ce qu’il a acheté avec ça ?
— Je ne sais pas… Un nouveau filet de pêche ?
Frédéric disparut dans le couloir et revint quelques secondes plus tard. Il lui montra le coupe-choux avec sa châsse en ivoire. Il lui sourit.
— Alors, t’es OK pour notre petite soirée ?
— Tu as raison, ça va nous faire du bien. Pour fêter ça, je décalerai la prise de Propydol.
— C’est pas une mauvaise idée. Ce serait dommage que tu t’endormes à table.
Elle le regarda repartir dans la salle de bains avec un petit pincement au cœur, et l’espoir de l’aimer un jour comme lui l’aimait. Dans un soupir, elle se focalisa de nouveau sur son patchwork de faits, de lieux. Elle avait passé deux jours à tout rassembler, à se creuser la tête, à se remémorer l’horreur du drame, à essayer de comprendre. Elle gribouilla le mot « Accident » sur une feuille, y ajouta l’heure, 3 h 43, et l’entoura au stylo rouge. Puis ajouta, en grand : « HASARD ? »
Abigaël savait qu’un hasard n’était pas « Dieu qui se promenait incognito », comme disait Einstein, mais qu’il était provoqué par des processus souvent indépendants qui, tout à coup, concordaient et dans le temps et dans l’espace. Cette nuit-là, le hasard résultait en l’occurrence du croisement de deux trajectoires a priori complètement dissociées : leur voyage vers l’Est de la France d’un côté, et la présence de Freddy et de son éventuel complice de l’autre.
Abigaël s’en convainquit : il fallait décortiquer ces deux trajectoires, action par action, minute par minute.
La solution se cachait peut-être là, dans les six lettres de ce mot.
Hasard.
Abigaël s’intéressa d’abord à la partie « Freddy ». Quelles circonstances l’avaient poussé à se trouver sur la D151, cette nuit-là ? La date, d’abord : le 6 décembre était cohérent avec le dépôt d’un nouveau trophée, puisque deux mois s’étaient écoulés depuis son dernier forfait. L’heure aussi coulait de source : leur homme agissait toujours la nuit pour déposer ses épouvantails. Quant au lieu : la route en travaux lui garantissait la quasi-certitude de ne pas être dérangé ni vu. Abigaël jeta un regard au rapport d’accident : il indiquait que la route était signalée en travaux depuis plus d’un mois dans les journaux et sur différents sites Internet. Freddy pouvait donc être au courant et avoir planifié une intervention.
Tout semblait donc cohérent, logique : il était crédible de trouver le kidnappeur à cet endroit-là, cette nuit-là.
Il fallait se concentrer sur l’autre trajectoire à présent : celle de son père. Abigaël reconsidéra l’ensemble des éléments à sa disposition. Yves l’avait appelée le 5 décembre, en fin de matinée, lors de son exposé du profil de Freddy à l’équipe Merveille 51. On était vendredi, son père débarquait en ayant réservé un séjour au Center Parcs. Abigaël nota les informations sur un nouvel axe temporel. Quand Yves avait-il fait la réservation ? Elle ne s’était jamais posé la question.
Elle appela les bureaux d’Hattigny et parvint, au bout de quelques minutes, à récolter les informations : paiement par carte bancaire sur Internet le 5 décembre 2014, à 8 h 07.
Abigaël raccrocha, dubitative. Son père s’y était pris à la dernière minute. Cela lui semblait étrange, vu le caractère prévoyant du douanier. Elle se rappela l’état du bateau bleu et blanc, cette impression que des gens avaient fouillé, sans doute à la recherche du message crypté. Ça renforçait son sentiment : Yves était venu dans le Nord pour fuir Le Havre et sûrement les deux affreux qui avaient agressé Abigaël chez elle.
Qu’était-il arrivé, ensuite, le 5 décembre ? La jeune femme essaya de se remémorer. Retour de son déjeuner avec Léa, arrivée d’Yves vers 15 heures à la maison, fatigué, éprouvé physiquement. Selon ses propos, il fallait être au Center Parcs pour 9 heures, le lendemain, 6 décembre. Aux alentours de 16 h 30, il était sorti faire un tour dans Lille, seul, et était rentré vers 18 h 30 avec quelques cadeaux pour sa petite-fille.
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