Départ vers 3 heures par une nuit glaciale.
Abigaël ne négligea aucun détail, vérifia à l’aide d’Internet qu’il fallait bien cinq à six heures pour arriver au Center Parcs, et que l’installation dans les bungalows loués pour un week-end se faisait à partir de 9 heures. Sur ce point, Yves n’avait pas menti : le départ à 3 heures de la maison d’Hellemmes était donc logique.
Ensuite, embarquement dans le véhicule d’Yves et départ. À partir de ce moment, Abigaël n’arrivait plus à se rappeler précisément. Elle se souvenait d’avoir somnolé peu de temps après leur départ et de s’être aperçue ensuite qu’Yves avait quitté l’autoroute à la recherche d’essence. Puis ce voyant d’alerte indiquant que le réservoir était presque vide.
Elle vérifia le trajet emprunté par le véhicule sur une carte. Départ d’Hellemmes… L’autoroute A23… La sortie au niveau d’Orchies… Elle surligna la départementale jusqu’à la route en travaux. Coup d’œil sur les stations-essence du coin : Yves avait choisi la plus proche. Logique, encore une fois. Toutes ces informations furent consignées sur sa feuille.
Ensuite… La vision hypnagogique de cette espèce d’homme-renard… L’arrêt de quelques minutes… Le redémarrage. Devant un embranchement, son père avait décidé de passer par la route fermée à la circulation. Sans ce raccourci, le trajet aurait été rallongé de sept kilomètres, d’après la carte. Quand on a plus de quatre cents kilomètres à faire, on n’a pas envie de perdre du temps à chercher de l’essence, on va au plus court. Yves s’était donc engagé sur la D151. On connaissait la suite…
Abigaël se recula au fond de sa chaise. Finalement, Yves aussi avait eu toutes les bonnes raisons de se trouver à cet endroit-là, à ce moment-là. Il était tracassé, fatigué, n’avait pas dormi de la nuit. Il les avait plantés contre un arbre, voilà tout.
Deux trajectoires indépendantes avaient donné lieu à ce sinistre hasard. Point, à la ligne.
Déçue et désespérée, Abigaël punaisa la feuille avec les autres, comme on accroche un avis de décès dans un couloir d’entreprise. Elle jeta un dernier regard à ce patchwork d’interrogations, à ces éléments étranges, telle la lettre manuscrite de Léa :
Je ne veux pas te faire souffrir,
Mais je vais bientôt mourir.
Je ne te le dis pas souvent,
Je t’aime, ma petite maman.
Elle se dirigeait vers la cuisine quand elle s’arrêta soudain au milieu du salon, foudroyée par une nouvelle interrogation. Elle n’avait jamais réfléchi à l’événement déclencheur du hasard, côté Yves : le manque d’essence.
Tout découlait de cette fichue menace de panne.
Pourquoi son père n’avait-il pas fait le plein avant le départ, sachant la longue route qui les attendait pour rejoindre le Center Parcs ? Était-il possible qu’il n’ait pas fait attention, ou qu’il se soit dit qu’ils trouveraient de l’essence en chemin ? Yves et son caractère prévoyant, toujours… Lui qui, justement, n’avait jamais rien laissé au hasard, aurait-il pris le risque de ne pas remplir le réservoir avant de partir ?
Elle retourna vers le bureau et nota la question sur un Post-it : « Pourquoi n’y avait-il plus d’essence dans la voiture ? » Comment obtenir la réponse à cette question ? Elle fouilla dans les relevés de comptes de son père, chercha celui de décembre 2014, en vain. Où était-il ? Après réflexion, elle sut.
Elle s’arracha de sa chaise, s’empara de ses clés de voiture.
— Je file à la maison d’Hellemmes ! Je fais juste l’aller-retour !
Sans attendre la réponse de Frédéric, elle disparut en courant. Une heure plus tard, elle revenait les bras chargés des deux cartons contenant les affaires de son père. Frédéric l’attendait avec impatience, rasé de frais, élégamment vêtu d’une chemise blanche à col ouvert, pantalon de flanelle gris, mocassins cirés.
— Tu peux m’expliquer ce qui se passe ? (Il agita un téléphone.) Tu n’as même pas pris ton portable, impossible de te joindre. Te dire que je me suis inquiété est un euphémisme.
— J’ai trouvé quelque chose.
Elle posa son chargement et s’empara d’une enveloppe ouverte.
— Son dernier relevé de comptes, celui de décembre 2014. Il était dans le courrier lorsque je suis allée à Étretat. Je l’avais laissé dans ce carton.
— Il est presque 20 heures, Abigaël. Ce serait bien si tu laissais ça de côté pour ce soir et si tu allais te préparer. Qu’est-ce que t’en penses ?
— Deux secondes.
Elle se précipita vers l’ordinateur et afficha une carte interactive à l’écran. Tapa « Bosc-Mesnil ». La ville et ses alentours apparurent.
— Bosc-Mesnil, le long de l’autoroute A28, entre Rouen et Amiens, la route que mon père a empruntée depuis Le Havre pour aller dans le Nord. Il y a une aire de repos et une station Total. C’est là qu’il a pris de l’essence pour la dernière fois. Paiement par carte bancaire à 10 h 32, le 4 décembre.
Frédéric trouva la ligne dans le relevé de comptes.
— Et ?
— La date et le montant, Fred ! C’était la veille de son arrivée chez moi, et vingt-deux euros d’essence seulement, alors que Bosc-Mesnil est à plus de deux cents kilomètres de Lille ! Pourquoi il n’a pas fait le plein ?
Frédéric fronça les sourcils. Abigaël ne lui laissa pas le temps de réfléchir.
— Il n’est arrivé chez moi que le lendemain vers 15 heures. Et regarde l’avant-dernière ligne du relevé… Un paiement au péage d’Arras, à 12 h 05, toujours le 4 décembre. Il a roulé normalement, aux alentours de cent trente kilomètres/heure, entre Bosc-Mesnil et Arras. Et, alors qu’il lui reste quarante kilomètres à faire avant d’arriver chez moi, il disparaît des écrans radar pendant plus d’un jour. Pas de débit depuis un hôtel sur le relevé. Il a dormi où ? Il m’a encore menti, Fred. Ce jour-là, quand il a frappé à ma porte, il m’a dit avoir pris la route depuis Étretat le matin même.
Abigaël s’empara d’un Post-it : « Qu’a fait papa entre le 4 et le 5 décembre ? » Elle le colla à l’emplacement approprié dans la chaîne des événements.
— Il a aussi disparu, en fin d’après-midi, le 5 décembre. Il a dit qu’il allait faire un tour à Lille. Il est revenu avec des cadeaux pour Léa, mais j’ai l’impression qu’il est sorti parce qu’il avait quelque chose à régler. Une partie de la réponse est là, j’en suis certaine.
Frédéric prit une cigarette dans le paquet posé à côté du clavier et en embrasa l’extrémité.
— D’accord, c’est bizarre cette disparition et, surtout, cette histoire d’essence. Qu’est-ce que tu déduis de tout ça ?
— Il y a deux possibilités. Ou mon père a complété le réservoir d’essence jusqu’au plein à Bosc-Mesnil, parce qu’il savait qu’il allait beaucoup rouler entre les deux, sillonner les routes de la région pour je ne sais quelle fichue raison. Et quand il arrive chez moi, le réservoir est quasiment vide.
— Ou alors…
— … il a juste mis la quantité suffisante pour, après avoir passé une nuit je ne sais où, débarquer à la maison à la limite de la panne.
Abigaël sentit une grande main osseuse lui remonter le long de l’échine.
— Il a provoqué le hasard.
— Oh ! Madame ! Ça va ?
Abigaël ouvrit grands les yeux et regarda autour d’elle. Une pièce carrée… Des gens assis sur des chaises, le visage impassible ou le nez plongé dans un magazine… Elle mit quelques secondes à quitter les marécages de Floride de son rêve et à se rappeler qu’elle se trouvait dans une salle d’attente de l’hôpital Roger-Salengro, tôt ce matin-là. Elle adressa un pâle sourire à l’homme qui lui avait tenu le bras pour l’empêcher de tomber.
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