— La douleur n’est pas encore totalement présente, fit le psychiatre. Cela arrive souvent chez ceux qui se blessent grièvement, il y a comme un système de défense qui anesthésie les extrémités l’espace de quelques minutes. Il le sait, c’est pour cette raison qu’il se dépêche.
Gentil inclina le bac. Les doigts roulèrent dans les flammes, pareils à de petites saucisses. Puis l’écrivain remit le bac en place. Ensuite, il s’approcha de la caméra. S’ensuivit le noir.
Abigaël inspira avec l’impression que des lames de rasoir glissaient dans son larynx. Elle entendait encore le craquement des os au contact de la lame.
— Après avoir éteint sa caméra, on suppose qu’il a plongé ses mains dans les flammes pour les cautériser, commenta le psychiatre, et qu’il est allé se réfugier dans sa chambre pour ne plus en bouger. Je pense que, par la suite, la douleur a été telle que Nicolas s’est évanoui et s’est mis dans une espèce d’état second. Si personne ne l’avait trouvé, il serait probablement mort.
Il remit le film au début, sur pause.
— Il est clair que cette punition a trait à son travail, au processus de création, les mains étant le prolongement de la pensée pour un écrivain, fit-il.
— En les détruisant, il se détruit, lui. Il ne s’accepte plus tel qu’il est.
— Exactement.
Le psychiatre désigna du menton le roman posé devant Abigaël.
— Vous avez lu La Quatrième Porte , vous avez constaté la bascule de l’écriture vers la moitié du récit.
— Oui. Un rythme plus saccadé, des phrases sèches, des descriptions d’une violence inouïe, sans limites dans l’horreur. Celle du viol, en particulier, et des sévices sur les enfants. Comme si quelque chose de sinistre et de profondément inhumain était venu l’habiter pour ne plus jamais le quitter.
— Vous avez tout à fait raison. J’avais lu le premier roman, on sentait déjà la « patte » horrifique, mais certainement pas à ce point-là. Isolé dans cette maison, Nicolas a dû rester plusieurs semaines dans un état psychologique très violent provoqué par l’écriture. Son éditeur a dû vous dire qu’il l’avait vu triste et silencieux à la soirée de lancement du roman. Vous avez constaté l’issue…
— L’acte de destruction final. L’automutilation sévère et irréversible. Nicolas Gentil ne voulait plus être Josh Heyman.
— Il s’est dissocié de lui. Ce film, je l’ai visualisé des dizaines et des dizaines de fois. Il y a quelque chose d’autre que je voudrais vous montrer sur cette vidéo, que vous n’avez probablement pas remarqué. Quelque chose de très troublant.

L’amour avec Frédéric… Le coup de fil dans la nuit… Le corps découvert dans le coffre du Kangoo…
Abigaël essaya de rester forte à son arrivée devant l’institut médico-légal, ce sinistre bloc de béton planté aux abords de la sortie de l’autoroute A1. Malgré les réticences de Frédéric et son état comateux, elle avait insisté pour assister à l’autopsie du corps retrouvé dans le coffre du Kangoo aperçu à une centaine de mètres du lieu de l’accident.
Le temps était sec, le ciel tapissé d’étoiles, mais le vent qui avait gonflé dans les champs alentour, bien au-delà des entrepôts frigorifiques, cisaillait les chairs. La jeune femme se recroquevilla sous son manteau, bien réveillée à présent. Frédéric termina d’engloutir un morceau de pain — il fallait toujours éviter d’arriver l’estomac vide dans ce genre d’endroit —, lui passa une main sur l’épaule et la frictionna pour la réchauffer. Puis il lui serra la taille — pour pouvoir la retenir si elle fléchissait.
— Ça va aller ?
Abigaël avait du plomb dans la gorge. Plus jamais elle n’aurait pensé remettre les pieds dans ce lieu de cauchemar. Aux côtés de Frédéric, elle avança sans réfléchir dans le couloir que le garçon de morgue nettoyait à grands coups de serpillière, des écouteurs dans les oreilles. Le sol en linoléum noir brillait sous les néons agressifs. Il était 3 heures du matin.
— On peut passer ? demanda poliment Frédéric en plissant les yeux.
L’homme ôta ses écouteurs, arrêta son lecteur et acquiesça. Il portait une blouse, une paire de gants de ménagère et des bottes.
— Oui, allez-y. Les gars qu’on retrouve dans l’eau après plusieurs mois, c’est pire que les escargots, ça dégueulasse tout partout où ça passe. Et si on ne nettoie pas tout de suite, ça laisse des marques.
— Vous ne dormez donc jamais ?
— Pas beaucoup.
Il sortit un baume mentholé de sa poche et le tendit à Abigaël.
— Mettez ça. Juste un conseil d’ami. C’est pas beau, là-dedans.
Elle se demanda comment lui, il pouvait supporter ces odeurs. Le cadavre pourri avait tout imprégné sur son passage, la puanteur régnait jusqu’à l’extérieur. Elle saisit le petit récipient, tartina le bord de ses narines de crème transparente et le tendit à Frédéric. Puis elle poussa la porte battante qui menait dans l’une des deux salles d’autopsie.
Elle salua Patrick Lemoine et Hermand Mandrieux d’un timide bonjour. Le capitaine de gendarmerie sembla apprécier sa présence. Il était évidemment au courant de sa relation avec Frédéric — la vie privée d’un gendarme n’existait pas au sein de son équipe. Le légiste lui adressa un bref mouvement de tête, et elle orienta ses yeux vers la masse informe allongée sur la table en acier.
Le corps était arrivé à un tel stade de décomposition qu’on pouvait difficilement dire s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme. Des fragments de peau semblaient avoir glissé sur certains muscles jusqu’à se rétracter en accordéon. À divers endroits saillaient les tendons et les os. La jambe gauche avait été séparée du corps et posée sur l’autre table. La tête se résumait à un bol de porridge. Le crâne semblait avoir été défoncé, il présentait de significatives béances, et un peu de liquide blanchâtre coulait encore par certains orifices. Des morceaux d’os crâniens étaient posés de chaque côté de la tête, sur la table, comme les pièces d’un puzzle de calcium.
Frédéric salua son frère et alla serrer la main de Patrick Lemoine, avant de se tourner vers l’amalgame de chairs. Il resta à bonne distance et étala machinalement le baume qu’il avait sous le nez.
— Où sont ses vêtements ?
— On l’a trouvé comme ça, complètement nu.
— Nu, dans un coffre de voiture… Où a-t-on récupéré le véhicule ?
— Entre Rieulay et Marchiennes, à une quinzaine de kilomètres du lieu de l’accident d’Yves et donc de l’endroit où on a découvert le dernier épouvantail. Le coin est isolé, entre forêt et campagne. Le chauffeur a dû quitter la départementale juste après Rieulay, s’enfoncer sur les petites routes et emprunter une voie bitumée qui longe la Scarpe sur plusieurs kilomètres. Il y a la place pour faire passer un véhicule. Puis il a balancé la voiture à l’eau.
— Et on l’a retrouvée par hasard ?
— Oui, un coup de chance. Cet endroit est sondé une fois par an par des plongeurs, à cause d’une station d’épuration pas très loin de là… Ils font ça avant le printemps. Le Kangoo est entre les mains de notre cellule d’identification pour les analyses.
Lemoine soupira. Abigaël ne l’avait pas vu depuis presque deux mois, il avait encore maigri. Son visage se résumait à un mélange d’arêtes et d’angles. Il hocha le menton vers le frère de Frédéric.
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