— Qu’est-ce qui s’est passé de si important à Paris pour justifier un truc pareil ? Explique-moi.
Elle lui raconta dans le détail : la rencontre avec l’éditeur… Josh Heyman, ses dix doigts amputés, son internement à l’hôpital proche de Quimper et son mutisme sur les raisons de son geste…
— Quimper, tu dis… Et tu n’avais jamais entendu parler de cette histoire auparavant ?
— Non, bien sûr que non.
— Ça aurait pu expliquer l’un de tes rêves étranges, avec le billet de train à destination de la Bretagne. Tu ne peux pas faire des rêves prémonitoires. C’est impossible, il y a forcément une explication.
— Explication qui se fait attendre. J’ai rendez-vous demain avec le psychiatre de Josh Heyman. Je devrais rencontrer le romancier.
Frédéric la fixa, l’air grave.
— Et ensuite ? Qu’est-ce que tu feras ? Tu t’infligeras d’autres brûlures ? Encore et encore ?
Le regard d’Abigaël se perdit sur les vêtements étalés au sol.
— C’est pas normal, ce cambriolage. Pourquoi on a volé mes cahiers et mes photomontages ? Les bijoux, l’argent, je veux bien. Mais pourquoi tout ce qui est en rapport avec mes souvenirs, mon sommeil ? Avec ces disparitions, c’est comme si on cherchait à pénétrer dans ma tête et à effacer mon passé. À m’empêcher de me replonger dans mes souvenirs. Et si ce n’était pas seulement un cambriolage ?
— Qu’est-ce que ce serait d’autre ?
— Je n’en sais rien. Mais ça se produit pile au moment où il se passe des événements que je n’arrive pas encore à comprendre. Quand j’ai le plus besoin de me raccrocher à ces cahiers pour avancer. Sans eux, j’ai peur de… de ne pas y arriver… J’y avais noté des choses importantes. Sur moi, sur ma vie, sur mes cauchemars. Ils sont devenus ma mémoire, Fred. Cette mémoire qui me fait de plus en plus défaut.
Elle se prit la tête entre les mains.
— Quand je repense à ce qui s’est passé sur le bateau de mon père en février dernier, à cette ombre qui m’a agressée et qui m’a déposée dans ma voiture, comme si de rien n’était. J’ai l’impression qu’elle rôde encore autour de moi. Qu’elle me surveille et cherche à me rendre folle. J’en reviens à ce type, Zieman. Et s’il était de retour ? Et si c’était lui qui…
Frédéric la serra contre lui.
— Tout va bien se passer, d’accord ? Il n’y a pas d’ombre, Abi.
Le serrurier arriva à ce moment-là, il changea le système de fermeture, tandis que Frédéric et Abigaël remettaient tout en ordre. Cette dernière replaça chaque meuble, chaque objet sur les marques faites auparavant, sans que Frédéric s’aperçoive de rien. La brûlure à son bras pulsait en rythme et ça la rassurait.
Réalité.
Plus tard, tout était redevenu presque normal dans l’appartement. Frédéric buvait un verre et fumait à côté de la fenêtre ouverte, les yeux rivés sur la rue transversale où des passants apparaissaient quelques secondes, comme des ombres chinoises en sursis. Il aimait regarder le monde d’en haut, essayant d’imaginer les trajectoires, les destins de chacun. Freddy, lui aussi, devait marcher dans les rues, faire ses courses, payer le parcmètre, comme n’importe qui. Il travaillait peut-être dans de grands bureaux et croisait des dizaines de collègues chaque jour. Et quand il rentrait chez lui, il devenait un monstre.
Assise sur le canapé, Abigaël le regardait en silence. Il avait cette posture, ce regard énigmatique et assuré d’Orson Welles dans Citizen Kane , appuyé sur le rebord de sa fenêtre à guillotine dans son grand appartement new-yorkais. À qui pensait-il en agitant doucement son verre ? À elle ? Aux enfants disparus ? À Freddy ? Sans doute un peu aux trois.
Elle se leva et se rendit dans la chambre. Elle avait perdu plusieurs années de rêves, de tranches de vie, de réflexions, elle ne pouvait plus revenir en arrière, mais avec ce qui se passait en ce moment, elle se sentait assez forte pour tout recommencer et aller de l’avant.
Elle prit une feuille et nota :
Tout ce qui est écrit sur cette feuille EST la réalité.
* Brûlure 1 : Josh Heyman, écrivain, existe. Connaissait-il Léa ? Je dois savoir qui il est.
* Brûlure 2 : Josh Heyman a quelque chose de grave à se reprocher.
Elle considéra longuement ses notes, pensive. Du papier, ça se chiffonnait, ça se perdait, ça manquait de fiabilité. La preuve, ses cahiers avaient disparu. Comment faire pour s’assurer que ce genre de chose ne se reproduirait plus ?
Elle scruta les murs de la chambre et trouva la solution en regardant les rayures d’un zèbre.
Son corps serait le meilleur support qui soit.
Plogoff était aussi noir que le ciel breton, en cette fin de matinée. Un rideau de pluie oblique frappait la ville et semblait la détacher du reste du monde. Abigaël pensa à un morceau de France arraché au continent, perdu au milieu de l’océan et fouetté par des giclées de sel et d’écume grise.
Sept heures plus tôt, elle était passée chez un tatoueur de Lille ouvert toute la nuit, à quelques rues de l’appartement. L’homme avait été surpris par son étrange requête mais, après tout, beaucoup de monde venait se faire tatouer des phrases parfois incompréhensibles sur une partie du corps. En adepte des scarifications et du body art , il avait été impressionné par les cicatrices sur les jambes d’Abi. Il avait fini par inscrire en tout petit, à l’encre bleue et à l’intérieur de la cuisse droite :
Qui est Josh Heyman ?
Découvrir les démons de JH
Abigaël avait déjà prévenu le tatoueur qu’elle risquait de venir le revoir pour d’autres requêtes de ce genre. Ces marques sur son corps la rassuraient tellement. Elles étaient fiables. Évidemment, Abigaël se dit que, même dans un rêve, ces tatouages et ces brûlures pouvaient exister sur son bras : il suffisait à son cerveau de « copier » la réalité et de la reproduire dans le monde onirique. Mais dans le rêve, elle ne pouvait avoir en mémoire la douleur que représentait chaque brûlure, cette pulsation atroce qui battait au fond de sa tête chaque fois qu’elle revoyait le bout rougeoyant s’écraser sur sa peau.
Elle longea la côte déchiquetée. L’océan crachait, grognait, ses vagues déchiraient la roche dans un brouhaha de tremblement de terre. Au bout d’une route de fin du monde, elle finit par apercevoir l’hôpital psychiatrique Eugène-Debien, perché à flanc de falaise. Une vieille structure qui ne faisait qu’un avec le granit. Mêmes tons gris-noir, même tristesse, arêtes puissantes, angles saillants, comme si le bâtiment avait été tailladé à coups de cisaille géante.
Abigaël se sentit soudain mal. Une frayeur ressurgie du temps de sa jeunesse la contraignit à s’arrêter sur le bas-côté, par prudence. Elle respirait vite, anormalement, et s’attendait à manger la terre d’un instant à l’autre. L’hôpital, droit devant, lui rappelait quelque chose. Elle fouilla dans le tréfonds de sa mémoire et revit, l’espace d’une fraction de seconde, une pancarte « cENTRE DU SOMMEIL ». Des montagnes coiffées de neige, autour… les Alpes ? Était-elle déjà allée dans ce genre d’endroit pour être soignée pour sa narcolepsie ? Combien de temps ? Et à quel âge ?
Les images se volatilisèrent. Abigaël secoua la tête, le souvenir avait été furtif, comme de la fumée dans un coup de vent. Frédéric avait peut-être raison : courir après des fantômes se révélait dangereux.
Elle se gara sur le parking où traînaient une poignée de voitures. Il fallait du courage pour travailler dans ce tombeau coupé de la ville, la psychiatrie avait encore beaucoup de progrès à faire sur ce point. Direction le hall d’accueil, le livre de Josh Heyman sous le bras. À côté de l’hôpital, la Veuve folie pouvait concourir à Miss France. Abigaël se dit que, si les architectes avaient pu construire ce monstre de pierre sur une île au milieu de l’océan et le couper définitivement de la population, ils l’auraient fait.
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