Frédéric prit la bouteille de vodka ouverte et remit le bouchon. Combien de fois avait-il accompli ce geste en venant chez Abigaël ? Puis il l’accompagna vers le canapé.
— Assieds-toi.
Frédéric fit cette fois le tour des issues, scruta les serrures sans toucher à rien.
— Pas de trace d’effraction. Tu leur as ouvert ?
— Non, ils sont passés par-derrière. L’un des deux a dû déverrouiller la porte de l’intérieur pendant que j’étais occupée avec l’autre à la cave lors de la visite. Ils avaient prévu de revenir sans l’agent immobilier.
Abigaël pensa à deux tyrannosaures rex, qui d’abord jouent avec leur proie, l’encerclent puis viennent l’achever à coups de mâchoire acérée. Frédéric observa la poignée de porte.
— On aura peut-être des empreintes, dans ce cas.
— Non. Ils portaient des gants. Ils ne les ont jamais quittés, même pendant la visite.
Le gendarme alla lui chercher un verre d’eau, puis s’accroupit au niveau des cartons, une main sous le menton.
— Ils ont photographié le code, tu dis. Pourquoi ils n’ont pas embarqué le carnet, plutôt ? Vu les types que tu décris, ce n’est pas le genre à faire dans la dentelle.
Abigaël peinait à tenir le verre, tant elle tremblait.
— Tu ne me crois pas, c’est ça ? Tu penses que je fabule encore ?
— Bien sûr que non, j’essaie juste de mettre un peu d’ordre dans ce que tu me racontes.
— Ils veulent peut-être faire comme sur le bateau ? Ne laisser aucune trace de leur visite ? Me faire passer pour une dingue ?
— Tu me donnes le numéro de ton agent immobilier ?
Frédéric s’éloigna pour téléphoner. Il raccrocha cinq minutes plus tard, contrarié.
— Ils sont bien venus ici et sont partis tous les trois, un quart d’heure environ avant que j’arrive. L’agent dit que les deux hommes l’ont suivi un certain temps avec leur véhicule, puis leurs chemins se sont séparés à un croisement, à quelques kilomètres de ta maison.
— C’est là qu’ils ont dû faire demi-tour.
— Ton agent immobilier n’a aucunes coordonnées pour ce Zieman. Ni mail ni numéro de téléphone. Zieman lui a raconté qu’il ne laissait son numéro à personne, qu’il visitait beaucoup de biens immobiliers et ne voulait pas être harcelé. Il passait à l’agence quand c’était nécessaire.
— On n’a rien sur lui, alors ?
— Rien. Ce type est un malin. Et il y a fort à parier que Zieman est autant son nom qu’Hallyday est le mien.
Frédéric revint vers elle et lui caressa le dos tendrement.
— Tu es en sécurité maintenant, d’accord ? Ils ont compris que tu ne savais rien au sujet de ce code. Ils ne reviendront plus. Il n’y a pas eu d’effraction, il n’y aura pas d’enquête, mais tu vas quand même porter plainte, au moins déposer une main courante, histoire de laisser une trace.
Abigaël acquiesça.
— Il y a autre chose. Zieman m’a dit que c’était moi qui aurais dû être morte à la place de mon père. Pourquoi il m’a sorti une chose pareille ? Est-ce que ça aurait un lien avec la lettre de Léa ? Est-ce que ma fille savait quelque chose que j’ignorais ? Ça expliquerait pourquoi elle était devenue plus secrète ?
Abigaël n’en pouvait plus d’être spectatrice, de subir les événements. Si elle avait été seule, elle se serait probablement perdue au fond d’une bouteille d’alcool. À défaut d’apporter les réponses, la vodka effaçait les questions.
— Mon père parlait de vérité. Il espérait que je la découvre mais, en même temps, que je n’y arrive jamais. Il m’a orientée vers ce message codé avec une photo. Mais pourquoi il ne m’a pas expliqué clairement de quoi il s’agissait ? Pourquoi jouer à ce jeu macabre ?
— C’est peut-être ce qu’il comptait faire ce week-end-là ? Te parler.
Ses nerfs la lâchèrent, et elle pleura. Frédéric s’accroupit pour se retrouver à sa hauteur. Il lui prit les deux mains, les caressa du bout du pouce.
— Ça va aller. Je suis là.
— Je ne veux plus rester ici. J’ai trop peur et…
Elle se réfugia dans ses bras. Frédéric posa son menton dans le creux de son épaule et ferma les yeux.
— … Et je ne veux pas te laisser ici, seule, murmura-t-il. Tu sais quoi ? Il y a de la place dans mon appartement, où d’ailleurs tu n’es jamais venue boire un café, depuis le temps qu’on se connaît. Il y a une chambre d’amis qui n’a jamais servi et… euh, elle n’est pas décorée. Murs blancs, j’enlèverai le lustre si tu veux et placerai le lit pile au milieu, comme tu aimes. Tu peux venir t’installer chez moi en attendant de vendre ta maison et de trouver ailleurs. Je suis pas un bon cuisinier, j’ai qu’une brosse à dents et un miroir de salle de bains que je dois changer depuis des plombes. Mais je veux bien t’accueillir.
Abigaël réfléchit quelques instants. La proposition de Frédéric était inattendue.
— Je ne voudrais surtout pas te déranger.
— Il y a pire que d’être dérangé par toi, crois-moi.
Il se leva et se passa les mains sur le visage dans un soupir.
— Si tu refuses, je te jure que je me fais moine.
Elle finit par retrouver le sourire.
— Fais attention, je serais bien capable de refuser rien que pour voir ça…

Des statues en grès, des masques en bois trouvés dans des brocantes ornaient meubles et murs. De majestueux animaux de la savane pris en photo donnaient l’impression de vous dévorer de leurs grands yeux aux couleurs des terres de l’Afrique. Une petite poupée vaudoue piquée d’aiguilles ajoutait une touche de magie à l’ensemble.
Pourtant, le gendarme avait grandi à Calais, dans une famille de marins-pêcheurs où seules les tonnes de bars ou de harengs gesticulant dans les filets comptaient. Mais Abigaël était au courant de son aventure avec une Zaïroise, cinq ans plus tôt, rencontrée au détour d’un site Internet. Elle l’avait littéralement envoûté, emmené en Afrique et avait voulu s’y marier. Frédéric avait fui en courant.
Si les CD d’artistes africains s’entassaient — Manu Dibango, Alpha Blondy, Eddy Wata —, ça manquait de livres. Frédéric n’était pas un lecteur, on ne lisait pas dans sa famille. Abigaël avait vite rempli de romans policiers les cases vides de la bibliothèque.
Depuis quasiment trois semaines qu’elle habitait ici, elle n’avait pas eu de mal à trouver ses marques dans la capitale des Flandres. Ce quartier lillois lui plaisait, les gens lui souriaient, l’hiver et ses jours sombres battaient en retraite. Partager ses soirées avec Frédéric lui procurait le plus grand bien. Ils parlaient de tout, de rien, apprenaient à se connaître. Ainsi, elle avait considérablement diminué sa consommation en médicaments et en alcool. Presque quatre mois après l’accident, elle pouvait boire un apéritif sans risque de rechute, avait repris le Propydol en respectant les horaires et les doses, ce qui réduisait les cataplexies au strict minimum.
Quant à sa maison d’Hellemmes, elle venait d’en baisser le prix de vingt mille euros, faute de propositions sérieuses. Les visites reprenaient, mais hors de question d’être sur place à ces moments-là.
Évidemment, Zieman et le moustachu n’avaient plus jamais donné signe de vie, et Abigaël vivait avec une énigme de plus autour de son père. Le code secret restait indéchiffrable, même si elle continuait à recevoir des mails des membres des différents forums où était posté son casse-tête. Mais aucun de ces messages ne débouchait sur une piste sérieuse.
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