— OK… Essayons d’être rationnels, d’accord ? Ce dessin représente un chat avec des oreilles blanches et noires, et il ressemble beaucoup à celui de Léa. Mais ça reste un dessin. Et puis, le tatouage du chat est un modèle qu’on doit trouver dans toutes les boutiques de tatouage, il n’est pas unique. Des centaines, des milliers de personnes ont peut-être le même.
Abigaël retourna s’enfoncer dans le fauteuil en secouant la tête.
— Non, non. Le chat noir, associé à Perlette d’Amour, caractérise Léa, tout comme le maillot de foot et Cro-Magnon caractérisent Arthur. Deux choses intimes d’enfants kidnappés se retrouvent entre les mains d’un écrivain qui s’est tranché les dix doigts pour se punir. Il demande pardon, il y a sur le film des gloussements qui ressemblent à ceux d’un môme. Merde, Fred, tout a l’air relié, et Gentil est impliqué, j’en suis sûre !
— D’accord… Tu as raison, c’est étrange. Mais pour en revenir à Léa, ça confirme le fait que le romancier l’a croisée à un moment donné. On en a déjà parlé : il est sûrement venu dans le Nord pour mener des recherches, pour se documenter sur son roman. Par je ne sais quelle coïncidence, il aurait approché ta fille pour discuter avec elle ?
— Et il aurait vu le tatouage à sa cheville ? Et il aurait aussi croisé Arthur à Nantes, comme par hasard ? Tu crois vraiment à ce que tu racontes ?
Frédéric lui mit le téléphone portable et une photo médico-légale devant le nez.
— Et qu’est-ce que tu veux que je croie d’autre ? Ça, c’est la cheville de Léa. On était tous là, à l’IML, la nuit du 6 décembre 2014. Tu as bien identifié les corps, non ?
— Oui, oui. Mais… le visage était méconnaissable.
Frédéric soupira.
— Alors, c’est ça… Tu n’as pas encore fait le deuil… Tu traques des souvenirs de ta fille, des bribes de ce qu’elle a été. Au fond de toi, il y a de l’espoir. Mais quel espoir, Abigaël ? Tu connais l’issue, tout comme moi.
— Tu peux dire ce que tu veux, mais tu ne peux pas nier ces dessins ni le fait que Gentil sait quelque chose.
— Je ne nie pas, et si Gentil a quelque chose à voir avec notre affaire, crois-moi, on va le découvrir. Mais cette étrange quête que tu poursuis ne te ramènera pas ta fille. Une force essaie de te donner une raison d’exister. Tu poursuis une chimère. Depuis des mois, t’es en train de te détruire, psychologiquement, physiquement, et moi, j’ai l’impression d’être un spectateur impuissant. Qu’est-ce que je peux faire ? Dis-moi ? Dis-moi, et je te jure que je ferai tout mon possible.
Abigaël lui accorda une caresse.
— Aide-moi juste à trouver la vérité.

En ce début de juin, Abigaël ignorait encore qu’elle allait commencer à se brûler avec des cigarettes quelques jours plus tard, à se tatouer, acheter La Quatrième Porte , enquêter sur un écrivain nommé Heyman et sombrer progressivement dans une enquête qui allait dépasser tout ce qu’elle pouvait imaginer.
Oui, à ce moment-là, elle ignorait tout cela, elle était assise sur la plage de Malo-les-Bains, le nez au vent, les yeux fixés sur le rivage. Un vent tiède soulevait le sable des dunes dans son dos et faisait onduler sa tunique vert pâle. Pas grand monde au bord de la mer. Une poignée de promeneurs et deux ou trois cerf-volistes.
Derrière ses lunettes de soleil, elle observait une femme et son fils, au loin sur la droite, installés sur une grande couverture bleue. Elle mangeait un sandwich et le gamin observait l’horizon sans bouger, insensible à la belle nature, au ballet des mouettes et à la mer qui roulait timidement ses vagues. Soixante-huit jours après avoir échappé à l’enfer, Victor poursuivait la longue et pénible phase de reconstruction. Cela prendrait sans doute des mois avant qu’il puisse espérer mener de nouveau une vie normale. L’esprit humain est une mécanique formidable et même quand les pièces se grippent ou cassent, il fonctionne encore. Mais quand on frappe sur tous les engrenages à coups de masse…
Le garçon était suivi par la même psychologue depuis le début, une personne avec laquelle il lui arrivait parfois de rire, avant de retrouver ce regard vide qui le caractérisait désormais. Un bon neurologue s’occupait de son sommeil plusieurs fois par semaine. Sans son traitement chimique, Victor serait sûrement déjà mort.
Sa mère avait tout plaqué : sa vie d’avant, sa maison et sa ville, Amboise, où son fils avait été kidnappé. Elle louait un petit appartement à Malo, pas très loin de l’hôpital où l’on soignait Victor, sans doute parce que, pour le moment, elle n’avait nulle part ailleurs où aller. Elle devait d’abord s’occuper de son fils, tout lui donner, être à son chevet quand il criait au milieu de la nuit. Victor était à la fois sa bouée de sauvetage et l’ancre qui la coulait au fond de l’océan.
La mère prit son fils par la main et l’emmena au bord de l’eau. Elle enroula les ourlets au bas de son jean. Il était trop habillé pour la saison, sans doute pour éviter que les regards ne s’attardent sur les vingt-huit taches blanchâtres et indélébiles laissées par le laser.
Tout en les observant, Abigaël tournait et retournait une feuille entre ses doigts, sur laquelle se trouvaient toutes les lettres tatouées sur le gamin. Elle, comme les gendarmes, avait passé des journées entières à essayer de reconstituer un message. Que cherchait à leur dire Freddy à travers Victor ? Pourquoi ne donnait-il plus signe de vie ? Allait-il finir par relâcher un autre enfant ? Quand ? L’attente des parents, des gendarmes, de toutes les personnes mobilisées pour résoudre cette affaire était insupportable.
Dans le creux de sa main, la mère écopa un peu d’eau qu’elle lança en direction de son fils, comme pour l’amuser. Mais Victor restant immobile, elle finit par remballer sa bonne humeur. À la voir se tourner, s’éloigner et poser ses paumes sur son visage, Abigaël comprit qu’elle pleurait.
Deux mois avaient passé depuis la libération de Victor. Deux mois durant lesquels le dossier Freddy n’avait pas beaucoup avancé ou, en tout cas, beaucoup moins que ce que les gendarmes avaient espéré. Ils avaient remué ciel et terre et mené des enquêtes de proximité pointilleuses dans les alentours de Loon-Plage, sans résultat. L’enfant avait bien délivré quelques informations dans les premières quarante-huit heures, puis les souvenirs s’étaient réfugiés derrière une barrière infranchissable. Patrick Lemoine et Frédéric avaient senti ce glissement sournois vers le mutisme : les mots n’étaient plus sortis de la bouche de Victor, comme si on avait éteint un interrupteur dans sa tête. La section de recherches restait en rapport étroit avec la mère. Un jour, peut-être, Victor raconterait plus en détail, mais il allait falloir que le démon incrusté sous son crâne se décide à repartir dans son antre.
En interprétant les propos du gamin, les gendarmes en avaient déduit que les enfants étaient enfermés dans un endroit sans fenêtre, séparés les uns des autres par des cloisons en pierre ou en brique. Ils vivaient sur de la paille et disposaient d’un matelas pour dormir. Certains gendarmes pensaient à une ferme, mais pour d’autres, cela pouvait être n’importe quelle cave aménagée. De temps en temps, apparaissait de la lumière blanche dans la prison. Avec ses mots, Victor racontait avoir marché souvent dans l’herbe, entre des murs, là aussi. Du moins, c’était ce qu’il avait pu percevoir à travers le bandeau que Freddy lui mettait sur les yeux chaque fois qu’il se rendait à l’extérieur pour prendre l’air. Il parlait sans doute d’un jardin isolé, à la campagne…
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