Le jeune garçon n’arrivait pas à décrire ses camarades d’infortune, ne connaissait pas leur prénom, mais il avait pu toucher leurs visages en silence, quand Freddy les regroupait pour les nettoyer à grandes eaux. L’enfant mangeait des haricots, des raviolis, des saucisses, bref, toutes sortes de conserves qu’on peut acheter dans n’importe quel magasin sans se faire repérer. Il n’avait pas expliqué l’utilité de cette « machine » qui l’effrayait tant.
De son ravisseur, Victor n’avait rien dit, il ne connaissait que sa voix, son odeur, et sa tête de renard. C’était donc bien lui qu’Abigaël avait vu dans les bois la nuit de l’accident, et que son père, Yves, avait failli percuter. Victor avait par ailleurs affirmé que Freddy était seul. Jamais, durant sa détention, le gamin n’avait entendu une autre voix.
Alors, si Freddy n’avait pas de complice, qui était le type au crâne défoncé dans le coffre du Kangoo ? Ces énigmes hantaient Abigaël, de jour comme de nuit.
Grâce à la patience et à l’acharnement de Patrick Lemoine et de Frédéric pendant ces deux jours avant le blocage psychologique, Victor avait réussi à parler du « démon ». D’après lui, tous les Numéros détenus là-bas le craignaient. Tous avaient fini par le voir et l’entendre, dès les premiers signes de l’endormissement. Tous, sauf le Numéro 4, Cendrillon. Parce qu’elle venait d’arriver et que, quand on était nouveau, il fallait du temps et beaucoup d’heures de « machine » avant de voir le démon. Mais Victor savait que le démon finirait par la coincer, elle aussi… Il s’était rappelé ses sabots qui claquaient contre le sol, son souffle bruyant et chaud… Puis la porte qui se mettait à grincer au milieu des ténèbres… Ensuite, il sautait sur leur poitrine. Puis les enfants voyaient toutes les flammes de l’enfer brûler au fond de ses yeux de braise. Et ils avaient beau essayer de hurler, impossible. Ils étaient prisonniers de leur terreur.
Voilà peu de temps, la psychologue de Victor lui avait montré le dessin d’un incube, sans lui dire de quoi il s’agissait. Aucun doute face à la réaction de l’enfant : c’était bien ce monstre aux pieds de bouc qui venait encore l’effrayer de temps en temps. Celui qu’Abigaël avait vu traverser, la nuit de l’accident. Freddy.
L’incube… Le démon du sommeil… Cette bête informe que voyaient certains individus souffrant de la paralysie du sommeil. Toujours la même description, à peu de chose près. L’incube était sans doute la matérialisation de nos peurs et cauchemars les plus profonds, une image générique, peut-être inscrite dans les gènes et créée par notre subconscient.
Abigaël avait estimé que les marques de sabot laissées par Freddy sur la poitrine de Victor — et sûrement des autres captifs — n’étaient là que pour accroître la crédibilité du monstre. Elles concrétisaient leurs horribles visions et rendaient le démon réel.
Au loin, la mère ramassait les fruits de la mer : des couteaux, des coquillages, peut-être quelques os de seiches qu’elle offrirait ensuite aux oiseaux. Elle tournait le dos à son fils, dans la mer jusqu’à mi-mollets. Abigaël serra ses genoux contre son torse, elle ignorait précisément la raison de sa présence ici, à observer secrètement ces existences déchirées. Sans doute parce qu’elle ne comprenait toujours pas les hurlements de Victor lors de leur rencontre à l’hôpital. Sûrement aussi parce qu’elle enviait cette mère ayant retrouvé l’être perdu. Elle aurait tout donné pour qu’on lui rende Léa. Elle se serait tellement battue pour qu’elle vive, pour la protéger.
Pourquoi ne l’avait-elle pas fait ? Pourquoi son propre père la lui avait-il volée ? Abigaël l’ignorait et ne saurait vraisemblablement jamais. Yves était-il un dépressif à tendance suicidaire ? Avait-il suivi un traitement ? Il n’avait jamais consulté le moindre médecin traitant à Étretat, Abigaël avait vérifié. Mais Xavier Illinois, ou qui qu’il fût, avait-il laissé traîner un dossier médical quelque part ? Si oui, impossible de mettre la main dessus. Et si personne n’arrivait un jour à décrypter son fichu message, alors la piste s’arrêterait là. Définitivement. Abigaël se sentait fatiguée. Rongée par toute cette affaire.
Derrière elle, des mouettes s’envolèrent en criant. Abigaël se retourna, observa le sommet de la dune. Il lui sembla qu’une silhouette se découpait dans la lumière. Le temps qu’elle ajuste ses lunettes de soleil, il n’y avait plus rien. Mais un filet de sable s’écoulait dans la pente. Les mouettes ? Le vent ?
Ou autre chose ?
Depuis des semaines, Abigaël avait en permanence l’impression d’être observée. Elle songeait souvent au Horla de Maupassant. Frédéric disait qu’elle se faisait des idées, sans doute avait-il raison. Mais quand même, elle n’avait jamais pu oublier les deux types surgis à son domicile pour la tuer.
Devant elle, Victor avait encore progressé dans l’eau, qui lui arrivait désormais au torse. Abigaël sentit ses poils se hérisser. Chaque cellule de son corps se rappelait le drame de ses 13 ans. Ça s’était passé de la même façon : la mer du Nord, les vagues. Deux, trois brassées, et plus rien. Elle avait coulé, consciente, mordue par le serpent qui l’avait entraînée au fond. Les giclées de sel et de sable dans les yeux. L’eau dans ses narines, à l’assaut de sa gorge. Elle avait essayé de retenir son souffle le plus longtemps possible, jusqu’à cette impression terrible que la poitrine va exploser. Puis il avait fallu ouvrir la bouche, gonfler les poumons. Respirer la mort.
La mère de Victor avançait plus loin, seule, le nez au sol. Une vague submergea une première fois l’adolescent. Abigaël se redressa, en alerte. Malgré le danger, Victor poursuivit sa marche et, comme elle vingt ans plus tôt, disparut soudain de la surface.
Elle se mit à courir en criant, mais la mère ne réagissait pas, le vent contraire couvrant ses hurlements. Les autres promeneurs évoluaient trop loin. Elle s’arrêta au bord de l’eau, le ciment de la peur coulait dans ses veines, durcissait ses muscles. Un vrai bloc de pierre. Victor réapparut, se débattant comme un diable, avant de sombrer de nouveau.
Abigaël s’effondra, les genoux et les mains dans le sable, comme un enfant en panique. Elle criait, criait, et n’arrivait pas à entrer dans l’eau, la toucher. Pire que du barbelé. La marée montait, les vagues déferlaient, nombreuses, ourlées d’écume. Elle vit une main jaillir de la surface, se contracter dans l’air comme pour attraper de l’oxygène. Une mouette rieuse sembla se moquer, tandis qu’en retrait la mère accourait.
Tout à coup, un autre bras fendit l’écume et attira Abigaël dans les remous. Une poigne de forgeron la plaqua au fond de l’eau et lui tenailla la nuque. Elle ouvrit les yeux et distingua la petite fille sans visage, penchée sur elle.
Elle ne hurla plus que des bulles d’air avant que le liquide pénètre sa trachée et ses poumons.
Encore une fois, elle connut l’horreur de la noyade.
Abigaël se réveilla en hoquetant, toussant à s’en arracher le larynx. Couchée dans le sable, à proximité des dunes, les lunettes de soleil en travers du visage.
Le soleil, les vagues, la mort.
Sans réfléchir, elle courut vers le rivage, d’abord à toute vitesse, puis de plus en plus lentement, à mesure qu’elle s’épuisait et cherchait des yeux la mère et l’enfant. Elle aurait mis sa main à couper que la noyade de Victor et la sienne étaient réelles, et qu’on avait cherché à la tuer. Mais ses vêtements auraient été trempés. Il y aurait eu des cris, des gens paniqués, des secours…
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