Il poursuit sur sa lancée.
— Certains témoins ont parlé d’une BMW qui attendait Bachir devant le bureau de poste.
— J’en ai parlé aussi.
— Je sais, mais un élément nouveau est survenu hier.
Un filet de sueur glaciale dégouline dans mon dos.
— De quel élément parlez-vous ?
Le chassé-croisé continue, Simon reprend la parole.
— On a découvert les cadavres de deux hommes dans le sous-sol d’un immeuble, à Molenbeek. Les frères Milic, Roman Milic, dit le Bègue, et Lazar Milic, dit le Boiteux. Deux truands suspectés d’avoir commis plusieurs braquages, dont celui de la bijouterie de la place Vendôme le 6 juillet 1999, avec, devinez qui, Alex Grozdanovic. Ça vous dit quelque chose ?
— Rien du tout.
Labbé murmure entre ses dents.
— Entre nous, je peux vous dire que les frères Milic ont solidement dégusté avant d’être achevés.
Je fais une moue de compassion.
— Je suis navré de l’apprendre. Quel rapport établissez-vous entre ces deux morts et Akim Bachir ?
— Roman Milic était propriétaire d’une BMW du même type et de la même couleur que celle décrite par les témoins. Entre-temps, il l’a troquée pour une Mercedes haut de gamme. Il a dû gagner à la loterie.
— Il y a des milliers de BMW grises sur les routes.
Labbé adopte un ton triomphant.
— Je n’ai pas dit qu’elle était grise.
— Je sais lire un procès-verbal.
Il a perdu l’échange, pas le match.
— Nous sommes intimement convaincus qu’il y a un lien entre Bachir, Grozdanovic, les frères Milic, le casse de Zaventem et l’évasion de Bachir.
Olga porte l’estocade.
— Et vous en savez sûrement plus que vous ne le prétendez.
Je me lève.
— Non, je suis désolé, je ne sais rien de plus que ce que je vous ai dit.
Je guette Cléopâtre du coin de l’œil.
Les deux se lèvent à l’unisson.
La juge clôt la séance.
— Dans ce cas, il nous reste à vous souhaiter une bonne soirée, maître. Je suis certaine que nous allons nous revoir très bientôt.
Je rentre chez moi, les jambes coupées, l’esprit troublé.
Ils m’ont ferré, ils ne me lâcheront plus. Je revois leurs regards croisés, le rictus moqueur de Labbé, l’air suspicieux de Simon. Ils vont se payer un avocat. Villemont, qui plus est. Ça va les changer de la petite racaille, des vols de voitures et des abus de biens sociaux. Ils pourront jouer les monsieur et madame Propre et parader dans les magazines.
Je mets un plat préparé au four avec la conviction que je serai incapable de manger quoi que ce soit. Mon estomac a implosé.
L’assassinat des frères Milic est à coup sûr l’œuvre de Pépé. À l’heure qu’il est, Jammet sait qui est le chef d’orchestre et Akim doit croupir dans une planque quelconque, en Belgique ou à l’étranger.
Ai-je vraiment envie de connaître le fin mot de l’affaire ?
J’ouvre une bouteille de vin avec l’intention de lui régler son compte dans l’heure qui suit.
À quel moment ai-je foiré ?
Quand ai-je atteint le seuil critique, l’instant qui a marqué le début de ma chute irrémédiable ?
Jusqu’au 31 décembre de l’année passée, j’étais un homme comblé. En l’espace de quelques semaines, tout s’est déglingué. Ma vie privée, avec la trahison d’Estelle, suivie de près par ma vie professionnelle.
J’allume la télé.
Je passe d’une chaîne à l’autre et m’arrête sur un documentaire retraçant la rivalité qui opposait Steve Jobs et Bill Gates.
Je suis incapable de me concentrer. Je n’en veux pas à Franck Jammet. Curieusement, j’ai de l’estime pour lui.
La sonnerie du four m’informe que mon plat est prêt.
Quand elle aura rassemblé assez de preuves, Olga Simon m’inculpera pour complicité d’évasion.
En Belgique, se faire la belle n’est pas un délit, c’est même considéré comme un droit. Un évadé ne peut être poursuivi que pour les délits qu’il commet lors de sa fuite, destruction, violences, prise d’otages. S’il est vêtu de son uniforme de détenu lors de sa fuite, il peut être poursuivi pour vol.
Jusqu’à présent, ça me faisait sourire.
En revanche, les complices d’une évasion sont punissables. Si je suis bien défendu, je prendrai entre neuf et quinze mois. Après cela, il me restera à trouver un autre boulot. Rares sont les avocats qui se remettent d’une condamnation.
Je grignote quelques pâtes en avalant coup sur coup deux verres de vin.
Dans tous les cas de figure, je suis fini. Le documentaire s’achève. Bill Gates est déclaré vainqueur par décès prématuré de son adversaire.
J’avale un troisième verre et décide d’aller me coucher.
Simon, Labbé, les perruches, Steve Jobs, les frères Milic, le merdier dans lequel mes pieds s’enfoncent.
Impossible de fermer l’œil.
Je me retourne dans mon lit en regardant les heures défiler sur le réveil. J’avance dans une impasse. Peu à peu, la lumière s’estompe. Je m’enlise dans les ténèbres.
J’ouvre les yeux.
Un sentiment de plénitude m’envahit. Je me raccroche au rêve qui s’effiloche.
Je suis au sommet du Cervin, épuisé, triomphant. Je jette un regard conquérant sur la vallée endormie, le torse bombé. J’ai quarante ans, c’est le plus beau jour de ma vie. J’ai surmonté tous les obstacles, vaincu mes peurs, affronté le regard des autres. Je suis invincible, rien ne peut m’atteindre, rien ne peut m’abattre.
Je me lève d’un bond.
Un orage éclate dans ma tête.
6 h 15.
En saison, il se lève à l’aube pour donner ses cours de ski.
J’attrape mon téléphone. Tout en composant le numéro de Luigi, j’allume l’ordinateur et vais sur Google.
Sa voix rocailleuse vibre dans mon oreille.
— Pronto.
— Bonjour, Luigi, c’est Jean.
— Jean ? Comment vas-tu ?
Autant éviter de répondre à cette question.
— J’ai changé d’avis.
Il prend un temps pour déchiffrer le sens de ma phrase.
— Tu ne veux plus faire la Kuff ?
— Je ne veux plus la faire en juillet, je veux la faire maintenant.
Il éclate de rire.
— Tu as vu quel jour on est ?
Je me penche vers l’écran de l’ordinateur.
— Nous sommes le 26 mars. Je t’informe que ton confrère et compatriote Arturo Ottoz a réalisé cette course avec succès le 23 mars 1949, dans des conditions hivernales.
Il fait chantonner son accent.
— Tu n’es pas Ottoz, Jean.
— On n’est plus en 1949, Luigi.
— Le refuge de la Fourche sera inaccessible.
— On partira de Torino.
— Tu as réponse à tout.
Le défi le séduit, je le sens.
Luigi est un vrai montagnard. L’arête Kuffner en hivernale a tout pour le changer des leçons de ski avec les touristes et des courses faciles. Pour lui, ce sera une cure de jouvence, pour moi, la plus noble des échappatoires.
Il tente une dernière objection.
— S’il y a trop de neige, on renonce.
— D’accord, mais j’ai regardé la météo, c’est jouable.
— Pourquoi veux-tu faire ça maintenant ?
— J’ai besoin de recul, de me retrouver, je t’expliquerai.
— Attends.
Je l’entends manipuler des objets, froisser du papier.
— Tu serais là quand ?
— J’ai un job à terminer cette semaine. Je pourrais être à Valtournenche dimanche.
— Dimanche ? Il faut que je m’arrange.
Il pose le téléphone, interpelle quelqu’un en italien.
Le dialogue dure quelques minutes.
Il revient vers moi, sa voix trahit l’excitation qui le gagne.
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