Je me lève.
— Je vous remercie. J’ai été ravi de vous rencontrer.
L’une des perruches pousse un cri aigu quand je franchis la porte.
23
Une guerre russo-arabe
Assis en équilibre au bord du divan, je mange du bout des dents en repensant à l’attitude bornée d’Olga Simon.
À l’arrière-plan, la télévision relate en sourdine les derniers rebondissements du casse de Zaventem et l’état de l’enquête une semaine après les faits. D’après la police, les enquêteurs avancent à grands pas. Ce genre de déclaration signifie généralement qu’ils ne sont nulle part.
Je ferai un crochet par Forest demain pour expliquer à Akim que sa demande est rejetée.
Mon festin terminé, je vais ranger mes couverts dans le lave-vaisselle.
Chaque recoin de l’appartement porte l’empreinte du passage d’Estelle. Je pourrais retracer le parcours qu’elle a effectué jeudi dernier. Ses chaussures dans le hall, son rire qui résonne dans le salon, des particules d’Eau d’Issey qui ondoient dans la chambre.
Les derniers vêtements ont disparu. L’appartement est orphelin de sa présence.
Des images défilent.
Nos vacances à la montagne, notre escapade à Rome, les balades en scooter, nos folles journées de shopping à New York, le sentiment que nous étions plus forts que le temps qui passe, la certitude que rien ne viendrait défaire ce que nous avions construit.
Je tente d’endiguer la vague de nostalgie qui déferle en arrimant mes pensées sur les instants passés en compagnie de Leila.
Ils me paraissent sans commune mesure avec ceux que j’ai vécus avec Estelle.
La sonnerie du téléphone vient chasser ma mélancolie.
— Maître Villemont ?
— Lui-même.
— Vincent Dedoncker, vous vous souvenez de moi ?
Vincent Dedoncker est le directeur de la prison de Forest. Sous ses dehors de brute, c’est un homme consciencieux et de bonne volonté. Il est malheureusement dépassé par les événements et la situation chaotique qui règne dans son établissement. Un appel de sa part n’augure rien de bon.
— Bien sûr, monsieur Dedoncker, je vous écoute.
— Je suis au regret de devoir vous informer que M. Akim Bachir a été victime d’une agression cet après-midi, vers 16 heures. Il est dans un état grave, mais ses jours ne sont pas en danger.
— Merde !
Le juron m’a échappé. Je jette un coup d’œil à ma montre.
20 h 10.
Quatre heures se sont écoulées.
Dans les cinq minutes qui ont suivi l’agression, les gardiens et l’ensemble des détenus ont appris ce qui s’était passé, mais il leur a fallu quatre heures pour prendre contact avec l’avocat de la victime.
Cette lenteur désespérante est habituelle. L’administration pénitentiaire est un modèle d’inefficacité bureaucratique.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Il allait à la visite. Son frère l’attendait. Une bousculade a éclaté dans le couloir, plusieurs détenus lui ont porté des coups de brosse à dents. Il a été touché une vingtaine de fois.
La brosse à dents, vicieuse à souhait. Le manche est râpé contre les murs et taillé en pointe. L’objet devient aussi meurtrier qu’un poignard. Les agresseurs cherchent la carotide ou les reins.
— Où est-il ?
— Il a été amené à l’unité médicale de la prison, mais son état a nécessité un transfert à Saint-Pierre. Il a dû être opéré d’urgence. Pour l’instant, il est aux soins intensifs.
— Vous l’avez mis sous protection policière ?
— Bien sûr.
— La famille a été prévenue ?
— Quand c’est arrivé, nous avons préféré ne rien dire à son frère, pour ne pas l’inquiéter avant de connaître l’avis du médecin. Nous avons trouvé le numéro de sa femme, mais nous ne sommes pas arrivés à la joindre. J’ai téléphoné à la juge d’instruction et à son père, il y a quelques instants.
— Que dit le diagnostic ?
— Un rein a été touché. Il y a eu une grosse hémorragie interne. Les médecins ont dû procéder à l’ablation de l’organe touché. D’une certaine façon, il a eu de la chance. Il a reçu plusieurs coups dans la poitrine, mais l’arme a glissé sur les côtes.
— Vous savez qui a fait le coup ?
Il s’éclaircit la voix pour masquer son embarras.
— Vous savez comment ça se passe, maître. Il y avait une vingtaine de détenus qui se rendaient au parloir. Tout s’est passé très vite. Il n’y a pas de caméra dans ce couloir. Les faits ne sont pas clairs, mais d’après la liste des détenus, nous pensons que ce sont des Russes qui ont fait le coup. Il semble que certains visiteurs sont venus les voir pour arranger l’attaque.
Je n’en crois pas mes oreilles.
— Des Russes ?
— Je comprends votre surprise, maître. Moi-même, je ne comprends pas ce que des Russes ont à voir avec cette histoire, d’autant que Bachir n’est pas une figure retentissante.
— C’est le moins qu’on puisse dire.
Je peux concevoir que Bachir se fasse planter par d’anciens complices qui veulent s’assurer de son silence, mais si c’était le cas, ces types seraient arabes. Que viennent faire des Russes dans cette affaire ?
Si le contrat a été commandité de l’extérieur, j’imagine mal des Arabes faire appel à des Russes pour organiser l’élimination d’un des leurs, même dans le but de fausser les pistes. Certains principes ne se transgressent pas.
À moins que ce soient des Russes qui attendaient Bachir devant la poste. Cela expliquerait l’agression, mais soulèverait une autre question : quel rapport y a-t-il entre Bachir et des truands russes ?
Une chose est sûre, l’enjeu doit être de taille pour que ces détenus courent le risque de déclencher une guerre russo-arabe.
Le lundi 25 février 2013, une semaine après les faits, les enquêteurs réalisèrent que la camionnette Mercedes Vito qui avait été retrouvée carbonisée à Zellik quelques minutes après le braquage n’était pas celle qui avait participé à l’intervention.
Deux véhicules identiques avaient été volés durant la semaine qui précédait les faits, l’un à Grammont, dans la région flamande, l’autre à Braine-le-Château, au sud de Bruxelles.
Seul le type d’enjoliveurs les différenciait, un détail qui permit aux enquêteurs de conclure que le véhicule qui avait participé au braquage de Zaventem n’était pas celui qui avait été incendié.
Ils en déduisirent que la camionnette de Zellik avait servi de leurre dans le but de lancer les recherches dans une direction différente. Cette manœuvre de diversion avait autrefois été utilisée dans plusieurs braquages dont l’auteur présumé était Franck Jammet.
Autre similitude qui resserrait l’étau autour du Belge, la police scientifique estimait que l’on avait vraisemblablement mis feu au véhicule à l’aide d’une méthode appelée le gâteau d’anniversaire , un procédé que Franck Jammet avait mis au point et utilisé en son temps.
La technique consistait à placer dans l’habitacle une boîte de cubes allume-feu Zip à base de kérosène. Des bouteilles en plastique d’un litre et demi, remplies d’un mélange de mazout, de savon noir et d’huile de moteur complétaient le dispositif. Quelques bougies étaient plantées dans les cubes Zip. Pour assurer un appel d’air, les vitres du véhicule restaient légèrement baissées.
Les bougies mettaient environ cinq minutes pour se consumer, ce qui laissait le temps à l’incendiaire de disparaître avant le feu d’artifice. Suite à cette découverte, les enquêteurs décidèrent de porter leur attention sur Alex Grozdanovic, le bras droit de Franck Jammet. L’homme s’était évadé de la prison d’Andenne en novembre 2010 et était en cavale depuis.
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