Elle soupira.
— Il vous arrive de vous détendre, monsieur Tonnon ?
— Je viens d’hériter d’un colis suspect et j’ai reçu un appel de l’inspecteur de la police belge qui me court après depuis une semaine, vous comprendrez que je sois quelque peu tendu.
Elle désigna Tom du menton.
— OK. Je l’évacue et vous me racontez ça. De toute façon, il me fatigue avec son baratin et j’ai eu ce que je voulais.
— Une tournée à l’œil ?
— Pas que. Avalez votre verre.
Je ne tins pas compte de son injonction et bus mon whisky à petites gorgées.
Mon téléphone me signala l’arrivée d’un message.
Rachid m’envoyait l’adresse de son ami à Paris. Je devais me rendre dans une épicerie de la rue Ordener et demander Akim.
Je répondis que je m’en occupais tout en me jurant intérieurement que je n’en ferais rien.
Lorsque j’eus terminé mon verre, Christelle Beauchamp se tourna vers Tom et déclara que nous devions y aller. Elle le remercia pour la conversation, dit avoir apprécié sa compagnie et lui souhaita un bon voyage de retour.
Il resta interdit, la mâchoire pendante. L’assaut triomphal qu’il s’apprêtait à lancer se transformait en naufrage.
Nous passâmes au restaurant. Le serveur se précipita, nous proposa une table isolée et nous fit quelques suggestions.
Lorsque nous eûmes arrêté notre choix, je lui racontai ma rencontre à Alger. Elle m’écouta sans m’interrompre, le regard embrumé.
— Qu’est-ce qu’il y a dans ce colis ?
— Je n’en sais rien.
— Si on l’ouvrait ?
— Je n’en ferais rien.
— Comme vous voulez.
Je poursuivis en lui relatant l’appel téléphonique de Witmeur et les perspectives plutôt rassurantes qui en découlaient.
— En bref, pour vous, ça se présente plutôt bien. S’il vérifie vos informations, comme il l’a promis, il devrait vous lâcher les baskets.
— Je le souhaite.
Elle claqua dans ses mains.
— Ça se fête.
Je mis ce brusque accès d’enthousiasme sur le compte de l’alcool. Elle rappela le garçon et lui commanda une bouteille de vin, ce qui confirma mon hypothèse.
Elle me lança une œillade.
— Sidi Brahim rosé, vous m’en direz des nouvelles.
Le serveur s’exécuta et nous entamâmes d’emblée la bouteille.
Elle leva son verre avec solennité.
— À la nôtre !
Elle sauta ensuite du coq à l’âne et se mit à me raconter sa vie ainsi que les circonstances qui l’avaient amenée à devenir une journaliste engagée. Elle mélangeait les dates, les lieux, les faits et mettait un accent particulier sur ses déboires sentimentaux et sa relation avec ce Fred. Ce discours décousu et défaitiste ne me surprit guère, l’alcool prédispose les femmes à s’épancher sur leurs échecs. Les hommes, quant à eux, préfèrent se glorifier de leurs victoires, quitte à s’en inventer certaines.
La bouteille ne fit pas long feu et elle commanda sa sœur jumelle dans la foulée.
La soirée prenait des allures de déjà-vu.
J’eus ensuite droit à une interminable harangue sur la déplorable condition de la femme dans le monde, le manque de reconnaissance de leur travail et le fait qu’elles agissent le plus souvent dans l’ombre des hommes.
Au dessert, elle se pencha vers moi.
— Dites-moi, Hugues… Je peux vous appeler Hugues ?
— Je vous informe que vous avez déjà pris cette liberté à Casablanca.
— Je ne m’en souvenais plus. Je crois que j’ai trop bu, si nous allions dormir ?
Je considérai les vidanges sur la table.
— Votre suggestion me paraît raisonnable.
Nous nous levâmes et je ressentis les effets de l’alcool dans mes jambes. Je signai la note et nous nous dirigeâmes d’un pas chancelant vers les ascenseurs.
Elle entra la première dans la cabine, s’adossa à la cloison et jeta un regard à mon reflet dans le miroir.
— Répondez-moi honnêtement, Hugues.
À mon tour, je pris soin de prendre appui contre la paroi.
— Je vous écoute.
— Je vous plais, non ?
Je répondis du tac au tac.
— Beaucoup.
La duplicité est une seconde nature chez tout avocat qui se respecte.
Elle me dévisagea d’un air entendu.
— Je m’en doutais.
— Qu’est-ce qui vous rend si catégorique ?
— Ce Tom.
— Quoi, ce Tom ?
— Vous étiez jaloux.
Je m’esclaffai.
— Jaloux, moi, vous plaisantez ?
— Je l’ai vu, vous étiez jaloux.
Nous sortîmes de l’ascenseur.
Elle tituba dans le couloir. Dès son entrée dans la chambre, elle se débarrassa de ses chaussures et se déshabilla en toute hâte. Une fois nue, elle s’affala sur le lit et plongea la tête dans l’oreiller.
Je me déshabillai à mon tour, pliai mon pantalon avec soin et posai ma chemise sur un cintre.
Elle souleva la tête et me regarda faire, l’air énigmatique.
— Hugues ?
— Oui ?
— Vous allez vous taper un lumbago sur ce canapé.
— Sans doute.
Elle tapota sur le lit.
— Venez plutôt ici.
Après une nuit blanche dans cette voiture, la perspective de dormir dans un lit me ravissait.
— Je vous remercie.
Je m’allongeai en prenant soin de maintenir une distance respectable entre elle et moi. J’éteignis la lumière et fermai les yeux.
La pièce se mit aussitôt à tanguer.
Je ne sais combien de temps je somnolai, mais je sais ce qui me réveilla.
Christelle Beauchamp avait roulé sur elle-même pendant son sommeil. Son corps avait rencontré le mien et elle était lovée dans mes bras, ses fesses collées contre mon bas-ventre. Elle semblait dormir à poings fermés. Sa respiration était ample et régulière. La chaleur de son corps m’envahissait.
Je sortis de ma torpeur, me libérai de son contact et battis en retraite.
Elle grommela, se rapprocha et revint se blottir contre moi.
J’hésitai quelques instants à répondre à ce que j’interprétai comme une invitation tacite. Le désir l’emportant sur la raison, je la saisis par la taille et exerçai une pression sans équivoque, m’attendant à ce qu’elle se réveille en sursaut pour me gratifier d’une gifle.
Elle maugréa et se colla un peu plus à moi. Elle poussa ensuite un long soupir, me prit dans sa main et me guida en elle.
Une sonnerie résonna au loin.
Des images se bousculèrent dans ma tête. J’étais chez moi. Nolwenn Blackwell était allongée à mes côtés, morte, tuée de deux balles dans la tête. Witmeur et Caroline s’impatientaient devant ma porte. Je devais en toute hâte trouver une solution pour dissimuler le cadavre et nettoyer le sang avant de les faire entrer.
J’ouvris les yeux.
Christelle Beauchamp dormait à mes côtés, ses jambes emmêlées dans les miennes.
La sonnerie reprit.
J’attrapai mon téléphone. Le numéro de Witmeur apparut sur l’écran.
Je pris l’appel.
— Monsieur Witmeur, j’attendais votre appel. Alors ?
— Alors ? Alors, vous êtes dans la merde, mon vieux.
Christelle Beauchamp ouvrit un œil.
Je lui fis signe de garder le silence.
— Pourquoi dites-vous cela ? Vous avez vérifié les informations que je vous ai données ?
— J’ai fait ça, en effet. Commençons par l’affaire Kuyper. Pendant la nuit du 27 au 28 juin 2010, Juan Tipo fêtait la victoire de son équipe contre le Mexique. La délégation argentine au grand complet s’est réunie dans un restaurant chic de Sandton. Après ça, ils se sont éparpillés par petits groupes pour faire la tournée des bars. Juan Tipo est rentré seul, à deux heures du matin, les caméras vidéo de l’hôtel sont là pour l’attester. De plus, il est redescendu au bar vers deux heures et demie et y est resté jusqu’à près de six heures. En plus du concierge et du barman, d’autres membres de l’équipe sont venus le rejoindre et peuvent en témoigner.
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