— Depuis très longtemps, fit le vieillard : c’est mon fils !
La gendarmerie ne ressemblait plus à une gendarmerie, mais à une maison ordinaire. Dans le jardinet qui la précédait, le brigadier achevait de dîner sur une table de fer, en compagnie de sa femme et d’un garçonnet triste.
Lorsque Laurent descendit de voiture, il le reconnut et, précipitamment, s’avança vers lui après avoir pris sa vareuse au dossier de sa chaise.
Il vint au visiteur tout en l’enfilant.
— Je m’excuse de vous déranger, dit Laurent.
— Y a pas de mal…
Il oubliait de reboutonner sa chemise. Il faisait davantage brave homme, ainsi.
— Où se trouve le corps de M. Daurant ?
— À la morgue, naturellement, pourquoi ?
— Eh bien, j’aimerais le voir.
Le gendarme tressaillit. Son regard tranquille quitta Haller. Visiblement il n’appréciait guère cette macabre curiosité. Il ne pouvait pas comprendre à quoi elle correspondait. Personne ne pouvait comprendre Laurent. Il était seul avec lui-même. Ou plutôt seul avec cette catastrophe. Il avait des réactions auxquelles les autres donnaient de fausses interprétations.
— Pourquoi ? questionna le brigadier.
— C’est possible, je suppose ?
— C’est-à-dire…
— Oui ou non ?
Il ajouta, baissant le ton à cause de la femme du gendarme qui prêtait l’oreille.
— Quand on apprend qu’on est cocu, on aime voir la gueule de son rival, même s’il est mort !
Le brigadier parut choqué, il regarda Laurent d’un air de reproche et finit par hausser les épaules.
— Très bien, suivez-moi.
« Je reviens ! » cria-t-il à sa femme.
Une lampe brillait au fronton de la gendarmerie et des bestioles exaspérées par cette lumière tournaient autour de l’ampoule. Une musique de manège forain arrivait par bribes donnant une espèce de rythme à cette ronde infernale. Elle était populacière et sans joie.
— On prend votre voiture ?
— Je vous en prie, fit Laurent.
Le brigadier n’était pas mécontent de goûter à nouveau aux joies de la voiture sport.
— Prenez la première à droite, dit-il après avoir claqué la portière.
Il désigna un bouton nickelé au tableau de bord.
— C’est un allume-cigares, ça ?
— Oui.
Il sortit une gitane de sa poche et la défroissa longuement entre ses doigts avant de la porter à sa bouche.
*
La morgue était un simple hangar des plus rudimentaires. On y avait entreposé le cadavre d’Édouard Daurant pour les vingt-quatre heures obligatoires. Le corps gisait sur une civière et on l’avait simplement recouvert d’une vieille bâche rapiécée.
Une odeur bizarre flottait dans l’appentis. Ce n’était pas exactement une odeur de mort, mais une senteur plus nuancée, douce et fade, de vieux pressoir et de grenier à blé.
Une ampoule toute nue, drapée de toiles d’araignée, pendait au bout d’un fil démesuré. Sa lumière poussiéreuse éclairait le hangar assez crûment. Ce brancard recouvert d’une toile prenait un aspect terrifiant. Le brigadier ôta sa cigarette de ses lèvres et rabattit le pan supérieur de la bâche.
Laurent fit un effort. Ses semelles lui paraissaient être rivées au plancher. Il s’approcha du corps et se mit à le contempler avec application. Il cherchait toujours à comprendre ; il ne savait quoi…
L’amant de Lucienne !
C’était un homme d’une quarantaine d’années, aux cheveux grisonnants. Mort, il était très laid, très impressionnant. Une plaie terrible couvrait un côté de sa tête, formant une sorte d’emplâtre noir. Il était plus pâle que ne le sont en général les morts. Haller pensa qu’il ne devait plus avoir une goutte de sang. Une plaque bleue, aux contours sinueux comme ceux d’une carte géographique, couvrait sa joue droite.
Une des paupières était soulevée, découvrant un mince regard blanchâtre d’aveugle. Sa bouche tordue par un rictus d’agonie était pleine de terre. Laurent fit un effort pour imaginer ses lèvres terreuses sur le corps de Lucienne. Il existait une dissociation complète entre le passé et le présent.
Laurent s’ébroua pour chasser cette philosophie fumeuse et banale qui suintait comme un résidu de son intelligence.
Il croisa le regard réprobateur du gendarme.
— Merci, murmura-t-il.
L’autre n’attendait qu’un signe pour fuir cette nécropole.
Il rabattit la toile sur la face accidentée jusqu’au ridicule de Daurant.
— Venez…
Il éteignit. La rude clé tourna dans la serrure avec un bruit rural.
— Vous pouvez me redéposer chez moi ?
— Naturellement !
Laurent s’aperçut que le gendarme dégageait une odeur forte et militaire. Une odeur de gros drap humide et de sueur.
— Je dois vous sembler…
— Non, coupa le brigadier.
Il y eut un silence. La petite ville se diluait dans un silence ouaté. Aux carrefours, les lampadaires répandaient un éclairage livide qui donnait aux rues un aspect froidement géométrique d’allée de cimetière.
— Il y a longtemps que vous êtes marié ? questionna le brigadier.
Laurent réfléchit.
— Il me semble qu’il n’y a que quelques heures, murmura-t-il. Le reste, c’étaient des fiançailles.
Il était presque minuit lorsqu’il atteignit Villennes. Il s’était arrêté plusieurs fois en cours de route pour boire de l’alcool dans des bistrots de village dont les lumières l’attiraient. La tête lui tournait un peu. Cependant il n’était pas ivre.
Au détour du chemin, il vit sa belle maison blanche largement illuminée comme pour une réception. L’Alfa-Roméo de Jo Bardin était stationnée devant la barrière. Laurent n’était pas pressé de rentrer chez lui. Il traversait une sorte de durée imprécise, plutôt reposante. Le temps mort d’un trajet est la meilleure des relaxations.
Il descendit de voiture et s’étira. Ici, la nuit avait une douceur miraculeuse. Les étoiles ne ressemblaient pas à celles qu’il avait aperçues à travers le pare-brise de l’auto. Le jardin abritait un mystère infini éclairé par la lune. Il y avait des frissons dans les arbres, et d’autres bruissements, plus inquiétants encore. On eût dit que d’invisibles présences hantaient les pommiers convulsés.
Il remonta doucement l’allée qui serpentait à travers la pelouse.
Lucienne était peut-être morte ?
Cette idée lui vint au moment où il mit la main sur la poignée de la porte. Il se figea pour essayer de deviner ou d’entendre.
Non, elle vivait. Elle vivrait…
Il entra. Le hall était carré et dallé en noir et blanc. Un immense philodendron drapait un mur, formant une sorte de tonnelle au-dessus de la porte du living. Laurent vit Bardin, dans un incroyable complet bleu vif scintillant, vautré sur un divan. Martine se tenait assise en face de l’imprésario. Comment la jeune femme s’était-elle présentée ?
Il s’avança vers le couple, les mâchoires crochetées par l’anxiété.
Du regard il interrogea Martine. Elle comprit la question muette et murmura :
— C’est toujours pareil. Les infirmiers viennent de partir. Nous devons faire appel tout de suite à son médecin pour les calmants. Il n’y a rien d’autre à faire.
Bardin se dressa et crut devoir administrer une bourrade affectueuse à Haller.
— Mon pauvre vieux, c’est épouvantable. Je disais à madame que vous devriez appeler le professeur Duroc : on ne sait jamais…
— Oui, balbutia Laurent, on ne sait jamais…
— Je lui téléphone ? Je le connais : il chasse avec mon beau-frère et…
Un phénomène se produisait. Depuis qu’il était de retour chez lui, Laurent cessait par instants de percevoir les bruits ; un peu comme s’il y avait eu un mauvais contact dans son système auditif. Il voyait parler Bardin et il trouvait cela comique. Ça lui rappelait des danseurs vus à travers une vitre ; on n’entend pas la musique et leurs pas savants paraissent ridicules.
Читать дальше