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La demeure d’Édouard Daurant était une gentilhommière normande bâtie au milieu des prairies. Un cours d’eau sinueux et bordé de saules serpentait dans le parc. Pour y arriver il fallait longer des enclos, puis des bâtiments de briques rouges d’où s’échappaient d’âcres senteurs de chevaux.
Le sol était clouté de pavés ronds, durs aux semelles, entre lesquels poussait une herbe généreuse.
Lucienne était-elle venue dans cette demeure ? Sans doute ! Laurent reconnaissait la propriété. Elle lui en avait parlé ; non comme d’une chose existante, mais comme d’une chose à laquelle elle rêvait. Elle lui avait dit ces grandes fenêtres sommées de moulures pseudo-Renaissance ; ce perron aux marches creusées par des générations de pas ; cette façade grise et pourtant gaie ; ce moutonnement de toits d’ardoise sur lesquels glissaient les dernières lueurs vivantes du soir.
Une chaîne terminée par un étrier pendait près de la porte. Il l’agita et, au-dessus de la tête, une cloche qu’il n’avait pas remarquée se mit à carillonner follement d’une voix aigrelette.
On lui ouvrit. Il vit, dans l’encadrement, une grosse vieille femme en larmes. Derrière elle s’étendait un vaste hall en pierre, sévère et majestueux. Trois autres personnes se tenaient sur une grande banquette de bois, regardant en direction de la porte.
La grosse femme renifla et demanda :
— Oui ?
Laurent comprit qu’il s’agissait d’une de ces domestiques aux fonctions indéterminées qu’on trouve dans les maisons de maîtres où elles entrent à quinze ans pour ne les quitter que dans le corbillard des pauvres.
— Je viens… au sujet de l’accident ! fit-il.
Les pleurs de la femme n’eurent plus la moindre retenue et elle sanglota comme un chien aboie.
— C’est un grand malheur. Entrez, monsieur.
Ceux du hall étaient aussi des domestiques, ou, du moins, des employés du haras. Il y avait un grand vieillard en veste de velours côtelé, et deux hommes mal rasés, en bras de chemise qui gardaient farouchement les yeux baissés. Le vieillard s’avança vers Laurent.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.
Ce devait être le majordome. Il était maigre, chauve, avec un regard clair et vif et un front couleur d’ivoire.
— Je viens au sujet de l’accident, répéta Laurent.
Il ne trouvait rien de mieux en fait d’entrée en matière.
— Je peux vous parler ? demanda-t-il.
Le vieillard acquiesça. Il avait du chagrin lui aussi, cela se sentait à sa figure crispée, mais un chagrin digne. Il entraîna Laurent vers une double porte vitrée dont il poussa un battant et d’un signe l’invita à entrer.
En pénétrant dans le vaste salon, Haller eut un coup au cœur. La pièce était pleine de Lucienne. Sa photographie trônait sur un piano et les meubles étaient jonchés de ses disques.
— Asseyez-vous, monsieur.
Il s’approcha d’une table basse et aperçut un poudrier d’argent qui appartenait à sa femme. Il le prit, fit jouer le fermoir et huma la poudre qu’il contenait. Elle sentait la joue de Lucienne. Tout cela avait quelque chose de barbare. Laurent avait l’impression d’assister à une longue, à une interminable, à une monstrueuse profanation.
— C’est à elle, fit-il en regardant le vieil homme.
— Qui êtes-vous ? demanda ce dernier.
Haller revit le chirurgien massif, aux bras musculeux.
— Je suis le mari, fit-il d’une voix unie.
Il referma le poudrier et le remit sur la table.
Cette annonce avait modifié la physionomie de son interlocuteur. Brusquement son maintien s’était affaissé. Il paraissait plus vieux encore, plus près de la mort.
Il y eut un silence puis Laurent entendit hennir des chevaux, dehors.
— Comment est-elle ? demanda le vieil homme.
— Très mal. Le médecin dit…
Il n’acheva pas. À quoi bon répéter toujours ce verdict puisqu’il n’y croyait pas ? Il se tut, contempla un moment la photographie de Lucienne qui le dévisageait et demanda :
— Il y a longtemps que ça dure ?
Comme son interlocuteur se taisait, il ajouta :
— Oh ! Vous pouvez parler… Maintenant…
— Un an, fit le vieillard.
— Il n’était pas marié ?
— Non. Je crois qu’il l’a connue à Caen…
Le gala de Caen, c’était au mois d’avril de l’année précédente, Laurent s’en souvenait parfaitement. Il devait y aller. Et puis, à la dernière seconde, comme il refermait la porte de leur appartement, le téléphone avait sonné. C’était un de ses clients qui l’appelait. Le directeur d’une grosse société poursuivi pour contrefaçon. Il avait, assurait-il, du nouveau. Alors Haller n’était pas parti. Oui, il s’en était fallu de quelques secondes. Sans cette ridicule poussière d’éternité, Lucienne ne l’aurait peut-être jamais trompé ; et elle serait sans doute à ses côtés en ce moment dans la grande maison de Villennes. L’importance d’une sonnerie de téléphone ! Il se secoua pour s’arracher à cette lourde méditation.
— Parlez-moi d’eux, demanda-t-il.
— Vous vous faites du mal, murmura le vieillard.
— Un peu plus un peu moins. Un malheur distrait d’un autre malheur.
« Ils s’aimaient ? »
— Édouard, ça sûrement. Elle, je ne sais pas…
— Si, dit Laurent. Elle l’aimait. Lucienne n’est pas le genre de fille qui peut avoir un amant pendant un an sans l’aimer…
« Elle venait souvent, ici ? »
— De temps en temps. Édouard la voyait aussi à Paris…
Maintenant les mots prenaient des vertus corrosives. Chaque syllabe rongeait Laurent comme l’eût fait un acide. Les images qui se précisaient dans son esprit lui donnaient envie de hurler son malheur.
Il ne trouvait plus rien à demander, et pourtant il savait que des milliers de questions lui viendraient par la suite, auxquelles personne ne pourrait plus répondre.
— Qu’est-ce qu’ils faisaient, quand elle était là ?
L’autre ne comprit pas, ou n’osa comprendre. Il se mit à secouer la tête, indécis. Il gardait la bouche ouverte et sa langue rosâtre dégoûtait Laurent.
— Par exemple, quand ils étaient dans cette pièce ? insista l’avocat.
Le vieillard haussa les épaules.
— Ils y étaient seuls !
— Ah ! oui, fit Laurent. Oui, bien sûr…
Il s’approcha d’un canapé.
— Vous voulez que je vous dise, moi, ce qu’ils faisaient ? Ma femme s’asseyait ici.
Il s’assit et replia ses jambes sous lui.
— Elle se lovait comme ça sur le canapé. Et puis elle regardait la fenêtre… Il y a beaucoup d’oiseaux par ici.
— Oui, beaucoup, bredouilla le bonhomme, confondu.
— Elle les écoutait. L’autre se tenait derrière le siège, accoudé au dossier. Et Lucienne lui caressait le visage, comme cela, du bout des doigts, sans le regarder, mais en regardant les oiseaux.
Il se releva d’une détente et caressa les pochettes de disques. Le contact du papier glacé lui fit penser aux petites cérémonies que constituait la sortie de chaque disque. Lucienne étalait son service à terre. Cet étrange dallage constitué par la même image la rendait heureuse. C’était son unique moment d’orgueil. Ensuite, elle ramassait les disques et les mettait en pile sur un casier. Les amis puisaient dans le tas lors de leur visite.
Dans tes yeux clairs, j’avais mis mon cœur à t’aimer …
— Vous devez sans doute trouver ma visite de mauvais goût, fit Laurent Haller, mais j’avais besoin de me rendre compte que tout cela existait. Je viens juste d’apprendre, vous comprenez ?
Il sourit à son interlocuteur.
— Vous êtes à son service depuis longtemps ?
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