— On ne reconnaît que le destin, dit-il. Et le destin c’est ce qui s’est passé , ce n’est pas ce qui va se passer .
— Je vous dois combien ?
— Vous recevrez ma note d’honoraires.
— On ne va rien tenter ?
— Rien n’est tentable. À quoi bon la martyriser ?… Je vous ai fait une ordonnance pour le cas où elle souffrirait.
Tout en parlant il regardait Martine. Il devait se demander qui elle était : parente ou amie ? Martine pouvait être n’importe quoi, même une employée.
— Il vous faut une infirmière.
Le docteur partit. Il y eut ses phares dans le living, comme avec l’auto de Bardin et Laurent, énervé, descendit les stores californiens. Comme il achevait cette opération le téléphone se mit à sonner. L’aigre appel avait quelque chose d’insoutenable.
— Tu veux que je réponde ? proposa Martine.
Il décrocha avec énervement.
C’était France-Soir. On avait appris l’accident et on demandait si…
Laurent injuria son correspondant, le traitant de charognard et de nécrophage. Puis il raccrocha et débrancha le téléphone.
Il avait besoin d’être tranquille, de rompre tout contact avec l’extérieur en attendant !
Il était deux heures du matin.
— Tu devrais te coucher ! fit-il rudement à sa compagne.
Il ajouta :
— Il y a la chambre d’amis.
— Non, Laurent, je ne veux pas te laisser…
Il lui jeta un regard si blanc de rage qu’elle eut peur et fit un pas en arrière.
— Mon Dieu, mais qu’as-tu ?
— Tu le demandes ?
Elle chercha à reprendre sa respiration. Elle se sentait infiniment faible, sans doute parce qu’elle n’avait rien pris depuis midi.
— Tu veux que je m’en aille, Laurent ? Si c’est ça, n’aie pas honte de le dire : je comprendrai…
— Non. Seulement j’ai besoin de rester seul ici, dans cette pièce. J’ai mal partout, tu comprends ? Tout vient d’être bousillé dans cette putain de Cadillac, même nous deux.
— Oui, il me semble, reconnut Martine.
Il prit les deux mains de Martine et les pressa farouchement. Il était pathétique dans son désespoir. Elle comprit qu’elle avait devant elle un homme en grand danger.
— Je voudrais ne pas t’être odieux, fit-il. Je sais que je te dis des choses énormes, et pourtant elles sont ! Je voudrais m’expliquer, t’expliquer…
— Laisse, ce n’est pas la peine, je crois savoir…
— Tu es gentille de ne pas pleurer, dit Laurent.
— Je n’en ai pas envie.
Elle dégagea ses mains qu’il pétrissait toujours avec la même nervosité.
— Tu permets que j’aille la regarder ?
Il acquiesça et Martine retourna dans la chambre de Lucienne. Elle ne s’approcha pas du lit et se mit à contempler la blessée depuis le seuil. Il la rejoignit. Lucienne avait les yeux fermés, son souffle était toujours aussi bref et saccadé.
— Tu crois qu’elle va mourir ? chuchota Laurent.
Martine fit un signe affirmatif.
— C’est ridicule, grommela Laurent. Puisque je vous dis à tous qu’elle vivra ! Si elle devait mourir, je serais agenouillé au pied de son lit en tenant sa main, en guettant son souffle. Ça, oui, tu peux me croire. Eh bien, je ne vais pas finir la nuit à son chevet…
— Que vas-tu faire ?
— Rester dans le living. J’éteindrai la lumière, j’ouvrirai les volets, je mettrai un de ses disques en sourdine et je regarderai la nuit.
— Et elle ?
— Quoi, elle ?
Martine comprit qu’il ne se rendait effectivement pas compte de l’état de Lucienne.
— Tu permets que je la veille, Laurent ?
— Non.
— Je t’assure que…
— Non !
Elle jeta un dernier regard à la blessée. Lucienne avait-elle conscience, elle au moins, de la situation ? Cette mort à laquelle Laurent ne croyait pas, elle devait bien la sentir s’installer dans son corps meurtri.
— Ce serait affreux qu’elle meure seule ! fit Martine en s’écartant.
Il eut un sourire indéfinissable, plein d’une étrange ferveur.
— Puisque je te dis qu’elle ne mourra pas. Allez, va te reposer, ma chérie. Tu as vraiment été à la hauteur. Je te remercie.
Elle ne voulait pas pleurer devant lui.
Sans se retourner elle quitta la pièce.
Une fois dans le hall elle hésita, puis opta pour la cuisine. Il restait du poulet froid dans le réfrigérateur. Elle prit un pilon et se mit à le manger, debout contre le frigo, en essuyant parfois, d’un revers de manche, les larmes qui coulaient sur sa figure.
Dans la maison, la guitare de Lucienne chevrotait en sourdine. La voix de la jeune femme coulait dans le silence majestueux de la nuit.
Dans la rivière, j’avais mis mon amour à flotter.
Dans tes yeux clairs, j’avais mis mon cœur à t’aimer …
Il avait fini par s’endormir sans éteindre l’électrophone. Quand il s’éveilla, le voyant rouge de celui-ci brillait dans la pénombre comme une espèce de signal d’alarme menu mais inquiétant, et l’appareil était brûlant.
C’était le ramage des oiseaux qui l’avait arraché à l’inconscience nauséeuse dans laquelle il s’était englouti. Et peut-être aussi le froid perfide de l’aube. Il ouvrit les yeux brusquement, comme pour répondre à un vibrant appel parti du fond de son néant. L’existence qui le guettait lui assena un coup de réalité impitoyable entre les yeux. Il eut une plainte pareille au vagissement d’un enfant. C’était un appel au secours. Il pensa à sa mère morte et il eut conscience de sa mort. Cela ne lui arrivait presque jamais. Toujours cette confuse et tenace présence l’escortait. Et quand il comprenait qu’elle n’était que le reflet d’un amour farouche, il poussait ce même cri informulé, si charnel que son corps tout entier en tressaillait.
Laurent se dressa. Son cœur cognait à toute volée, comme au lendemain d’une cuite. Il avait la bouche sableuse.
Il se tourna en direction de la chambre dont il avait laissé la porte ouverte et vit le rectangle de lumière orangée qui béait sur le plus terrifiant des mystères.
Il s’avança vers la pièce. Avant de s’endormir il était venu à plusieurs reprises contempler Lucienne. Chaque fois, il était reparti sans avoir pu capter le moindre regard de sa femme.
Elle était consciente cependant, mais elle l’ignorait. On eût dit qu’elle tenait à vivre seule son agonie. Il y avait dans son attitude quelque chose de monstrueusement égoïste qui déconcertait Laurent.
Il s’approcha du lit, foulant l’épais tapis avec précaution. Elle avait encore les yeux fermés et semblait ne plus respirer. Ce fut à cet instant seulement que Laurent comprit combien sa fameuse certitude concernant la survie de Lucienne était fallacieuse. Un jeu de l’esprit ! Une marque d’orgueil. Elle devait vivre parce qu’elle était SA femme. Et parce qu’une chose pareille ne pouvait lui arriver à LUI ! Pourtant tout ce qui s’était produit la veille LUI était arrivé !
— Lucienne !
Comme lui elle s’était endormie. Elle battit des paupières et chercha à situer cette voix familière qui venait la chercher.
— Lucienne…
Leurs regards se joignirent. Ils se fixèrent un long moment ; sans amour, mais sans bravade, très simplement, pour prendre conscience d’eux-mêmes.
— Ouvre les volets ! balbutia-t-elle.
Sa voix ressemblait à celle d’un sourd. Il actionna les doubles rideaux, ouvrit la fenêtre et replia les volets vernis. Un jour grisâtre qui contenait déjà des promesses de soleil emplit la chambre. Maintenant, la lampe de chevet voilée avait un aspect sinistre. Laurent l’éteignit et retira le linge qui la recouvrait.
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