— Tu veux quelque chose, Lucienne ?
— Non.
Il y eut un silence. Il s’approcha du lit, gauchement. Laurent sentait que leur destin lui échappait. Il n’avait pas à décider, même plus à vouloir. Tout se déroulait au gré d’un caprice supérieur.
— Écoute…
Il s’assit sur le bord du lit, avec précaution. Lucienne avait le teint plombé, d’un jaune grisâtre. Ses yeux paraissaient s’être enfoncés. Ses lèvres pâles étaient fripées et pourtant elle ne parvenait pas à être laide.
— Oui ?
— Il est mort, n’est-ce pas ?
Elle ne cillait pas. Il l’admira de pouvoir conserver un regard aussi fixe et tranquille.
— Pourquoi me demandes-tu cela ? questionna-t-il.
— Quand la voiture s’est retournée, il a poussé un cri… Mais un cri…
Cette fois elle ferma les yeux. Deux larmes perlèrent à travers ses cils.
— Oui, fit Laurent, en réprimant une joie ardente. Oui, il est mort.
Elle rouvrit les yeux. Les deux larmes avaient déjà séché sur ses joues enfiévrées.
— Je le savais, dit-elle d’un ton plus ferme.
Elle regarda son mari et il ressentit un choc. Elle le regardait comme avant ! Il y avait dans ce regard de l’inquiétude et de la tendresse.
— Je ne le connaissais pas, tu sais, balbutia-t-elle.
Laurent fut abasourdi par ce mensonge. Et puis, presque aussitôt, un âcre espoir le chavira. Et si tout cela n’était qu’une erreur ? Rien qu’un monstrueux malentendu ? Car enfin elle ne pouvait pas mentir dans son état ?
— Mais si, tu le connaissais, protesta-t-il.
Il revoyait les disques, la photo, le poudrier dans la gentilhommière de Daurant. C’étaient des preuves, cela…
— Non, à peine, reprit-elle.
Elle parlait nettement plus fort que tout à l’heure. Ou alors c’était Laurent qui s’adaptait à ce timbre faible et saccadé.
— Écoute, reprit-elle.
Elle se tut un moment afin de récupérer.
— Tais-toi, balbutia Laurent, il ne faut pas que tu parles…
— Si. Je veux te dire. Il élevait des chevaux. J’ai vu son adresse dans un de tes journaux de turf. Je voulais t’en acheter un…
Il admira qu’elle eût trouvé un mensonge si plausible. À plusieurs reprises, en effet, Laurent qui avait la passion des champs de course (non qu’il fût joueur, il les aimait pour l’ambiance) avait envisagé l’achat d’un cheval. « Juste un, disait-il, même un tocard, pour le plaisir d’aller le voir à Maisons-Laffitte, de flatter sa croupe en l’appelant par son nom »…
— Alors j’ai écrit à cet homme !
Elle l’appelait « cet homme ». Lorsqu’une femme parle d’un homme en disant « cet homme », n’est-ce pas la preuve qu’elle le méprise ? Si Lucienne avait seulement voulu endormir les soupçons de son mari, elle aurait appelé Daurant autrement.
— Je lui ai fixé un rendez-vous. J’allais conclure l’affaire… Je t’avais inventé cette histoire du gala à Angers…
« Tu m’en veux, n’est-ce pas ? »
Laurent ne répondit pas.
Elle appela tendrement :
— Laurent…
Il n’y avait qu’elle qui sût dire son prénom. Elle le chantait.
— Laurent, regarde-moi…
La main droite de la jeune femme reposait sur le drap, bien à plat. Il mit la sienne dessus. Il fut surpris par ce contact brûlant. D’ordinaire Lucienne avait les mains fraîches.
— Tu ne m’en veux pas, dis ?
— Non.
— Tu me crois ?
Il hésita.
— Oui !
— Jure-le.
Pendant quatorze mois elle avait été la maîtresse de Daurant. Elle s’échappait pour aller dans sa grande demeure, près de Caen. Elle se blottissait dans le canapé où lui-même s’était assis. Ils écoutaient ses disques, ou bien les oiseaux…
— Jure-le, Laurent !
— Je te le jure…
Il se leva.
— Tu ne veux pas boire quelque chose ?
— Non. J’ai très mal au ventre.
— Tu ne veux pas…
— Je ne veux rien, soupira-t-elle. Simplement que tu ouvres la fenêtre.
Il obéit.
Dans les pommiers du jardin, les oiseaux menaient grand tapage.
Quelques-uns vinrent se poser sur la barre d’appui de la croisée.
— Mets-leur des graines, Laurent.
Il se retourna. Lucienne contemplait les oiseaux comme elle le faisait les autres matins.
Il sortit pour aller chercher du grain à la cuisine.
Martine était assise dans le living, nue dans un peignoir de bain en tissu-éponge blanc. Un de ses petits seins drus et fermes pointait par l’échancrure du peignoir. Elle avait une gitane aux lèvres et s’escrimait sur le gros briquet pour en faire jaillir la flamme.
En l’apercevant, il ferma la porte de la chambre. Ce matin-là, Martine avait un visage fermé. N’obtenant rien du briquet, elle le reposa avec humeur et arracha sa cigarette de la bouche pour la jeter derrière le pare-feu de cuivre de la cheminée. Elle évitait de regarder Laurent avec tant d’ostentation que cette dérobade équivalait à une provocation.
— Qu’est-ce qu’il y a ? chuchota-t-il.
Elle haussa les épaules.
— Mais si, parle !
— J’ai entendu…
— Quoi ?
Elle désigna la chambre d’un coup de pouce.
— Ce qu’elle t’a dit. Sans le faire exprès d’ailleurs… J’étais là, simplement.
— Et alors ?
— Elle baisse dans mon estime.
— Vraiment ?
— Oui, vraiment. En général on ment aux moribonds, mais que les moribonds vous mentent, c’est moche.
— Fous le camp ! dit Laurent en la fixant droit dans les yeux.
« Fous le camp tout de suite, tu me dégoûtes… »
Martine parut soulagée par cette explosion de rage.
Elle se leva, rajusta les pans du peignoir et quitta la pièce. Laurent attendit un instant, puis il sortit à son tour pour aller chercher des graines.
Naturellement, Lucienne avait menti. Mais ce mensonge n’était-il pas une preuve d’amour ? Pour avoir la force d’inventer un prétexte à cet instant-là, il fallait être soutenu par l’amour. Il fallait tenir à son mari. Il fallait…
En passant devant la salle de bains, il aperçut Martine, entièrement nue, qui ajustait son porte-jarretelles. Pourquoi avait-elle eu cette crise de jalousie après son attitude de la veille ?
— Martine ?
Elle releva la tête. Une légère émotion qui, dans le fond, ne devait être que du désir s’empara de Laurent.
Il entra dans la salle de bains.
— Je te demande pardon, fit-il. Mais…
— Oh ! ne t’inquiète pas, je ne suis pas vexée, dit Martine.
Il voulut lui dire autre chose, mais ne trouva rien et retourna dans la chambre de Lucienne. Un oiseau y était entré et voletait dans la pièce, cherchant un point d’appui et n’osant en choisir un parmi ces meubles barbares qui ressemblaient si peu aux arbres d’où ils provenaient.
— Tu as une curieuse visite, fit Laurent.
L’oiseau se percha sur le cadre incliné d’un tableau. Il remua la tête, agita ses ailes jaunes et fit à plusieurs reprises « tsouiit, tsouiit ».
— C’est un verdier, murmura Lucienne. C’est rare qu’ils soient aussi familiers….
Elle considérait l’oiseau avec émerveillement. Celui-ci était jaune-vert et il avait le bec fort.
Laurent mit des graines sur le rebord de la fenêtre. Le verdier poussa deux ou trois petits cris allègres mais ne rejoignit pas les autres oiseaux qui désertaient les pommiers pour accourir dans un grand bruit soyeux.
Tournant sa petite tête à ressort, il fixait Lucienne tantôt d’un œil, tantôt de l’autre avec une promptitude bizarre.
— Qu’est-ce qu’il a ? murmura la blessée.
À cet instant Martine frappa à la porte de la chambre et l’oiseau s’envola. Laurent rejoignit sa maîtresse dans le living. Elle était déjà habillée.
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