— Je m’excuse, chuchota-t-elle. Hier, lorsqu’on l’a amenée, j’ai oublié ma valise sous le lit…
— Je vais te la chercher.
Il retourna auprès de sa femme et s’agenouilla pour attraper la valise de cuir noir de Martine.
— Qui est-ce qui est ici ? demanda Lucienne.
— L’infirmière qui t’a accompagnée. Elle part…
Lucienne regarda son mari. Il vit qu’elle avait compris et rougit. La valise à la main il se tenait, penaud, devant sa femme.
Lucienne eut un imperceptible sourire. Puis elle tourna la tête du côté de la fenêtre où les oiseaux picoraient les grains et Laurent en profita pour sortir.
Il aurait dû lui proposer sa voiture pour la conduire à la gare, mais il ne s’en sentit pas le courage. D’ailleurs elle partit sans prendre congé de lui. Une fois sa valise faite, elle partit directement de sa chambre, sans passer par le living où il se terrait.
Il entendit crisser son pas dans les graviers. Puis il y eut le bruit un peu grinçant de la porte.
Laurent retint son souffle. L’atmosphère de la maison n’était plus la même. Maintenant il était seul avec Lucienne. Un sentiment de puissance absolue s’empara de lui. Il regarda le téléphone débranché. Ce n’était pas suffisant. Il sauta par la baie du living et courut jusqu’au portail. Il mit le verrou et arracha la sonnette. Ils étaient seuls comme dans une île. Seuls avec les oiseaux piailleurs. Seuls aussi avec leur amour détruit et avec la mort.
« Elle va peut-être mourir, se dit Laurent, en s’asseyant dans le fauteuil de rotin qu’il occupait la veille ; mais pas avant que nous ayons vécu notre amour. C’était cela que je sentais hier, à Lisieux.
Sa mort n’aura plus d’importance après. Nous avons quelque chose à vivre ensemble, que nous n’avons jamais vécu. Toute notre vie commune n’a été que des fiançailles. Le vrai mariage, c’est maintenant… »
Cela, il se l’était répété des heures et des heures avant de s’endormir.
Le vrai mariage…
Elle avait eu un amant. Mais ce n’était pas vraiment un amant. Le poudrier à Jeanville, ça n’avait aucune importance. Le mort du hangar non plus, avec sa grande tache bleue sur la joue.
Oui, il restait tout à faire, tout à vivre ! Comment ? Il ne le savait pas encore, mais il avait confiance. Il le saurait à temps.
Et Lucienne aussi saurait. L’essentiel était qu’ils fussent seuls. Ils l’étaient. La maison, leur maison. Et rien qu’eux deux, en lambeaux mais pourtant intacts.
Puisqu’elle avait eu besoin de lui mentir au sujet de « cet homme », n’était-ce pas qu’elle sentait de son côté la nécessité de cette cérémonie dont ils ne savaient encore rien ? Oui, ce mensonge avait tout sauvé. Et cette sotte de Martine s’en indignait !
La lumière s’étalait dans le ciel. Tout se mettait à briller et à resplendir ; jusqu’au moindre brin d’herbe. Il faisait doux. L’air était encore frais et avait une pureté qui chavirait. Lucienne et lui avaient connu des matins semblables. Mais ils les avaient vécus sans les reconnaître.
Laurent passa la main sur ses joues rêches. Sa barbe avait poussé plus dru que d’ordinaire, à cause de l’insomnie. Il fut tenté d’aller prendre un bain (il gardait le souvenir du corps frais de Martine dans le peignoir) et s’il y renonça, ce fut à cause du côté mécanique de l’opération.
Ouvrir des robinets, composer à l’eau une température, se dévêtir, tout cela était au-dessus de ses forces.
Un nuage frileux, déjà teinté de rose, glissait dans le ciel mal affirmé.
En dérivant il s’étalait, devenait fibreux.
On eût dit une chevelure d’ange.
« Sais-je où s’en iront tes cheveux », récita Laurent.
C’est alors qu’il revit l’oiseau de tout à l’heure : celui qui était entré dans la chambre de sa femme. Il le reconnut à son plumage jaune-vert, et à son gros bec solide.
Il se tenait à l’extrémité d’une branche de pommier trop fluette pour son poids et se balançait mollement en examinant Laurent.
Celui-ci bâilla et respira bien à fond avant de regagner la maison. Il était soulagé d’avoir supprimé les possibilités de sonneries. Cela modifiait radicalement l’atmosphère. Laurent se dit que le téléphone ou le timbre de la porte d’entrée ne cessent au fond jamais de retentir. Leur bruit ne meurt pas. Il est en suspens dans l’air, ou plutôt en vous, rongeant votre sécurité.
Le living était déjà plein de cette ombre capiteuse qui rendait la maison si agréable, l’après-midi, au plus fort de la chaleur.
— Laurent !
Il devina l’appel plus qu’il ne l’entendit.
Il remarqua que les traits de Lucienne s’étaient creusés davantage.
— Tu souffres ? demanda-t-il.
Il posa la question avec une certaine mauvaise humeur, en songeant que, dans l’affirmative, il devrait aller à la pharmacie chercher l’ordonnance du professeur. Dans le fond, ce n’était pas raisonnable de demeurer seul avec elle. La bonne était en vacances et il n’avait personne sous la main.
— Oui, je souffre, mais pas plus.
— On a ordonné des calmants, les veux-tu ? J’aurai vite fait d’aller à la pharmacie, tu sais ?
— Ce n’est pas la peine…
— Pourquoi ?
— Je préfère pas. J’aime mieux…
Qu’aimait-elle mieux ? Elle se taisait, troublée, presque effrayée, comme si elle avait été sur le point de trahir un secret.
— Je voudrais que tu fermes la fenêtre.
— Tu as froid ?
— Non. Mais regarde.
Elle n’eut pas la force de lever le bras pour désigner l’objet de son attention. Laurent tourna la tête et découvrit le verdier, perché sur le montant du lit. De nouveau il était entré dans la chambre. Il se tenait accroupi sur ses petites pattes repliées comme s’il était décidé à séjourner dans la pièce. La présence du couple ne l’effrayait pas.
— Pourquoi veux-tu que je ferme la fenêtre, chérie ?
— J’ai peur qu’il se sauve…
Laurent regarda sa femme. Elle n’avait d’yeux que pour l’oiseau. La présence du petit animal la fascinait.
Il ferma la fenêtre et revint au lit. Il s’agenouilla sur la peau d’ours et appuya son front contre le drap de Lucienne. Les yeux fermés, il essaya de ne plus penser, mais c’était impossible. Il avait beau tenter de faire le vide dans son esprit, son chagrin revenait, immense, puissant, formidable.
Hier il était heureux sans le savoir. Il se voyait dans le jardin, aux côtés de Martine. Elle sentait bon l’amour et le soleil. Il la regardait doucement, en sentant son amour pour Lucienne battre en lui comme un autre. Ensemble, cet homme et elle allaient à la mort dans une grosse voiture confortable comme un salon.
— Lucienne, gémit-il… Oh ! Lucienne… Je veux que tu m’aimes !
« Tu m’entends ! »
Il releva la tête. La blessée ne paraissait pas avoir entendu. Elle regardait l’oiseau jaune avec extase. Et lui la regardait aussi. Laurent fut irrité par ce surprenant tête-à-tête.
— Lucienne ! hurla-t-il.
Son cri effraya le verdier qui s’envola du lit et se mit à voleter dans la chambre. Il se dirigea vers la fenêtre, ne comprit pas la vitre et s’y heurta assez violemment.
Lucienne poussa un gémissement.
— Il va se faire mal !
Le verdier, étourdi par le choc, avait coulé au bas de la vitre. Laurent s’approcha de lui, mais l’oiseau récupérait très vite et, comme la main allait le saisir, il s’envola d’un bond irréel. Il s’agrippa aux rideaux de mousseline en poussant des petits cris effarouchés.
— Tu lui fais peur, chuchota Lucienne, je ne veux pas, laisse-le.
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