— Venez-vous quelquefois à Paris ?
— Cela nous arrive, répondit la femme.
— En ce cas, je vais vous laisser notre adresse, nous serions heureux de vous y accueillir.
— Puis-je vous poser une question ? demanda Ciggli.
Ce fut sa femme qui parla.
— Nous nous demandons ce qui a pu advenir à votre femme, déclara-t-elle.
Philippe se sentit défaillir.
— Mais je vous l’ai dit… Elle a pris le train…
Il entendit tinter le glaçon dans le verre du Presidente.
— Je parle d’hier, sur la mer. Lorsque nous l’avons repêchée, elle se trouvait très loin de la côte. C’est à se demander comment elle avait pu nager jusque-là.
Philippe sourit niaisement.
— Elle est intrépide !
— Beaucoup trop ! décréta noblement Ciggli.
— Vous vous prénommez Philippe ? demanda la femme.
Une vague dangereuse roulait à nouveau vers lui. Pourrait-il une fois de plus la subir victorieusement ?
— En effet. C’est Lina qui vous l’a dit ?
— Lorsque nous l’avons repêchée, elle hurlait votre nom, fit l’Italien.
— Elle était à demi inconsciente, enchaîna la Signora Ciggli. Elle criait : « Non, Philippe ! Je t’aime. »
Le français de l’Italienne était comique à cause de l’accent, mais il n’amusa pas le jeune homme.
Il considéra le visage bronzé du Signor Ciggli, son front chauve piqueté de taches de rousseur.
— Oui, ç’a dû être terrible, soupira-t-il.
— Décidément sa journée a été fertile en émotions, conclut Ciggli. Ce télégramme pour finir… Comment se fait-il que vous ne l’ayez pas accompagnée ? Je suis peut-être indiscret ?
— Je suis en voiture et j’ai des affaires à régler à Milan.
— Vous êtes en taxi, nous a dit la Signora.
« Je vais craquer, songea Philippe. Lui envoyer mon verre à travers la figure… Je n’en peux plus. Cet affreux gamin du matin, puis l’interrogatoire du Presidente, et maintenant ces snobs romains tombés de la planète Mars… Non, c’est trop ! »
— Elle vous en a dit des choses en peu de temps ! soupira-t-il.
— Elle se trouvait très loin de la plage, Signor. Nous avons eu tout loisir de bavarder !
Était-ce une menace ? Lina leur avait-elle laissé entendre dans quelles circonstances elle avait failli se noyer ?
Philippe était environné de périls. Il se rappelait un film sur la guerre du Pacifique relatant l’avance d’une patrouille américaine dans la jungle. À chaque pas la menace couvait. Le suspense venait de ce qu’on ignorait à quel moment allait surgir le danger, et comment il allait se produire. Tomberait-il des arbres unis par des lianes en forme d’algues ou au contraire jaillirait-il des hautes herbes perfides ?
La jungle dans laquelle se déplaçait présentement Philippe était plus redoutable encore. Il se demandait qui de Ciggli ou de sa femme allait pointer un doigt accusateur sur lui et lui dire en substance : « Hier, vous avez voulu assassiner votre femme en l’abandonnant en pleine mer, et maintenant vous venez nous raconter quelle est partie sans crier gare ! Avez-vous fini de bluffer ? »
Il voulut boire, s’aperçut que son verre était déjà vide et se mit à téter l’eau produite par le cube de glace afin de pouvoir leur dérober son regard paniqué.
Le Presidente descendit de son tabouret et quitta le bar, mais avant de passer la porte il marqua un temps d’arrêt et regarda Philippe.
Le silence se prolongeant, les Ciggli se levèrent.
— Vraiment, vous ne voulez pas déjeuner ?
— Une autre fois, dit la Signora avec un sourire qui humilia Philippe.
Il les raccompagna jusqu’à la porte-tambour. Lorsqu’il tendit la main à l’architecte la Signora loucha sur ses ongles terreux.
— C’est un accident ? demanda Ciggli en montrant le plâtre.
— Oui.
— Cela ne vous empêche pas de faire du pédalo, n’est-ce pas ?
Voilà, l’événement se produisait au moment précis où il croyait le danger presque conjuré.
Chose curieuse, il conserva tout son calme et ce fut d’un ton enjoué qu’il répondit :
— Ce n’est pas la jambe que j’ai de cassée, monsieur Ciggli.
— Hier nous sommes passés non loin de vous avec notre canot, vous étiez en compagnie de votre épouse. Je vous ai remarqué à cause du plâtre !
Ciggli eut un signe de tête et sa femme oublia de tendre la main à Philippe.
Le couple s’éloigna d’une démarche raide.
« Il faut que j’achève tout de suite ma besogne de la cabine », songea Philippe.
La salle à manger de l’hôtel était comble et un joyeux brouhaha s’en échappait. Il passa devant la cloison vitrée sans regarder à l’intérieur.
Il avait peur de retrouver les yeux inquisiteurs de Giuseppe.
La grosse dame de la cabine d’en face dormait dans une chaise longue.
Avant même de pousser la porte, Philippe fut frappé par l’odeur douceâtre qui s’échappait de sa cabine. Il faillit tourner bride, se sentant incapable d’affronter ce qui l’attendait. À quoi bon lutter ? Son entreprise lui parut dérisoire.
Il entra pourtant et, lorsqu’il vit le corps sous la bâche avec les longues jambes brunies que la mort respectait encore, il sentit paradoxalement son calme revenir.
Le monde est chargé d’odeurs inquiétantes auxquelles les hommes s’habituent. L’odeur de la mort, pour obsédante qu’elle soit, devient très vite tolérable. Philippe la respirait doucement, en sachant qu’il s’en imprégnait et que, très longtemps, elle subsisterait en lui.
Il jugea le trou assez profond pour héberger Lina. De toute manière, il ne pouvait se permettre de recommencer ses allées et venues pour évacuer la terre. De plus, il devinait que le temps pressait. Il descendit dans la fosse et eut le plancher au niveau de la ceinture. Il avança sa main valide vers la morte et saisit sans répulsion l’une de ses chevilles.
Rue du Hainaut ! Il s’en souvenait. C’est là que Lina avait été élevée ; à deux pas du cimetière de la Villette. S’il s’en tirait, fût-ce provisoirement, il irait musarder dans ce quartier ; il chercherait l’école maternelle de Lina, il se promènerait dans les allées du parc des Buttes-Chaumont où elle avait dû jouer jadis. Pourquoi ce pèlerinage ?
Il réfléchit. Ses réactions le troublaient. Voilà qu’il décidait de partir à la recherche de Lina, du passé de Lina.
Il voulait revoir les lieux de sa jeunesse, retrouver les cadres successifs de sa vie. Savoir où et comment elle avait rencontré son mari. Mille souvenirs imprécis l’assaillaient. Par exemple, lorsqu’ils restaient le dimanche dans l’appartement de l’avenue Paul-Doumer, elle mettait plusieurs fois sur son électrophone l’ Adagio d’Albinoni et elle écoutait, la tête dans ses mains, comme si cette musique lui eût rappelé une période particulière de sa vie. Jamais il ne l’avait interrogée à ce sujet ; l’idée ne lui en était pas venue. Et voilà qu’il voulait savoir !
Il tira ; le corps glissa sur les planches rugueuses. Lorsque Lina fut près de la fosse, il passa son bras sous ses épaules et la fit basculer. Ensuite il l’étendit dans la terre. Ce n’était plus Lina, mais quelqu’un d’étranger. Lina se trouvait à Paris, désormais, dans les vitres des magasins de la rue du Hainaut…
~
Tout alla très vite. Et quand il eut fini, il se mit la tête sous la pomme de la douche, l’offrant longuement à l’averse pointue.
Sa chemise ensuite était toute trempée ; il regarda la cabine. Elle était nette, c’est à peine si on apercevait des traces de terre sur les planches reclouées. Il sortit, la plage retrouvait son animation, mais la torpeur du début d’après-midi ouatait encore les cris et jusqu’à la rumeur de la mer. Philippe s’assit sur la marche du balcon afin de se faire sécher. Il avait hâte de retrouver Sirella, le taxi, la route. Il saurait apaiser les tourments du Presidente. Quelques jours de sursis ! Il n’en demandait pas davantage. Quelques jours de vraies vacances. Les premières qu’il allait prendre depuis le matin où sa compagnie d’assurances l’avait envoyé chez Lina.
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