— Ecoutez ! dit-elle. Il faut appeler la police ! Maintenant qu’il a avoué, c’est la police qui doit se charger de lui !
On ne lui répondit pas. Elle courut au vieux téléphone mural et décrocha. Son père la rejoignit en trois enjambées, lui arracha le combiné qu’il replaça sur sa fourche et la gifla.
— C’est moi qui commande ici ! déclara Tziflakos.
Il l’abandonna pour aller se planter devant son gendre.
— Compris ? insista-t-il.
— Qui vous dit le contraire, père ? murmura le garçon, dompté.
— Bon, fit Tziflakos. Je ne voudrais pas qu’on l’oublie en ce moment. C’est moi qui prendrai les initiatives. Toutes les initiatives, sans exception ! Moi seul !
Il désigna la planche à découper garnie de tranches de viande.
— Mettons-nous à table et mangeons.
Ce fut le plus ahurissant, le plus sinistre de tous les repas. Tziflakos coupa le pain et tendit la corbeille à la ronde. Puis il passa la viande, à la pointe du coutelas et chacun saisit avec les doigts la tranche qu’on lui présentait pour la poser sur son pain.
Ils mastiquèrent péniblement, faisant un effort à chaque bouchée pour avaler la nourriture. Sauvage, qui se trouvait légèrement en retrait de la table, contemplait la scène en se disant qu’elle était belle et qu’il eût aimé la peindre. Il se demandait à quoi elle correspondait dans l’esprit de Tziflakos. De toute évidence, personne, sauf l’infirme, n’avait faim. Les obligeait-il à manger tous pour affirmer cette autorité qu’il voulait incontestable ? Parce que manger, justement, en un pareil moment, était l’acte le plus difficile à accomplir ? La famille s’était désintéressée de Sauvage. On ne le regardait pas, on ne le surveillait même pas du coin de l’œil. Il aurait pu s’élancer vers la porte battante et se sauver dans la nuit.
— Je boirais bien quelque chose. Ça étouffe, protesta Tonton.
Henrico alla à la cuisine et revint avec une bouteille de vin et des verres emboîtés les uns dans les autres. Les trois hommes burent, les femmes prirent une tasse du thé qui était demeuré sur la table. Henrico reprit de la viande, sans pain, et la mangea voracement, en la tenant élevée au-dessus de sa bouche.
— Encore ? demanda Angelo aux siens.
Ils refusèrent.
— Très bien ! Débarrasse, Clémentine.
Pendant que la jeune fille obéissait, il retrouva sa pipe, la cura avec le poinçon de son couteau suisse et la bourra d’un pouce méticuleux.
Quand elle fut à point, il l’alluma.
Clémentine revint de la cuisine et reprit sa place à table.
— Ecartez-vous un peu, intima Tziflakos aux siens.
Il voulait avoir Sauvage bien en face de lui. La tablée prit une autre formation qui la transforma aussitôt en une espèce d’aréopage.
Angelo lâcha une légère bouffée et commença :
— Je suppose, Sauvage, que si vous êtes revenu nous faire cet aveu, c’est que vous êtes décidé à tout nous dire, non ?
François opina.
— Alors, dites-nous tout.
Le peintre prit mentalement du recul et l’ampleur de la confession qu’on exigeait de lui le terrifia. Il ne se sentait pas le courage de fouiller dans ses souvenirs, non plus que celui de chercher des mots pour les traduire. Pire : il n’en avait pas envie.
— Est-ce bien nécessaire ? demanda Sauvage. Je vais vous raconter le drame, c’est surtout ça qui vous intéresse, en somme ?
— J’ai dit tout !
— Je vous ai déjà parlé de la manière dont nous nous sommes connus…
— Aucune importance ! Reprenez depuis le début ! Donc, un jour, ma fille s’est arrêtée devant votre chevalet pour vous regarder peindre. Elle vous a dit qu’elle aimait ce que vous faisiez. Quelques jours plus tard, vous êtes venu ici lui apporter une de vos toiles. Elle vous l’a refusée et vous l’avez détruite.
Surpris, Sauvage regarda Tonton. Seul l’infirme, qui avait assisté à la scène, pouvait l’avoir décrite à Angelo. Tonton renifla et se frotta les yeux entre le pouce et l’index pour fuir le regard de François, gêné d’être pris pour un rapporteur.
— Ensuite ? pressa Angelo.
— Nous avons parlé, assis sur les marches de la véranda. N’est-ce pas, monsieur ? fit-il aigrement à Tonton.
Le vieillard se renfrogna.
— Qu’avez-vous dit ? coupa Angelo.
— Elle m’a montré ses timbres. Elle prétendait n’avoir pas l’esprit collectionneur, mais elle trouvait ces vignettes jolies. Ce qui lui plaisait en elles, c’était le dépaysement qu’elles lui apportaient. Héléna ne se plaisait pas ici, elle rêvait d’autres horizons.
— Vous mentez ! aboya Henrico.
Sauvage soutint le regard furibond de son rival.
— Elle ne vous a jamais dit qu’elle aimerait vivre en France ou du moins aller ailleurs ?
Le veuf fit entendre un grognement d’ours fouetté.
— Qu’est-ce que ça prouve ? Elle disait ça en l’air !
— Les femmes ne disent jamais rien en l’air !
— Parce que vous connaissez à bloc l’âme féminine, hein ! salopard ?
— Assez ! trancha Tziflakos. Donc, à votre première visite, vous avez regardé des timbres et parlé des pays qu’ils concernaient. Vous vous êtes quittés comment, ce jour-là ?
— Je lui ai proposé de venir voir mes toiles.
— Elle a accepté ?
— Tout de suite. J’ai même eu l’impression que ma proposition lui causait une grande joie !
— Pauvre prétentieux ! explosa Henrico. Comme si Héléna avait attendu impatiemment le moment d’aller regarder vos barbouillages ridicules !
— Elle attendait toutes les occasions de se distraire, affirma Sauvage.
Il balaya la pièce d’un grand geste circulaire.
— Elle ne bougeait presque pas d’ici. Elle faisait le ménage. Comme distraction, la radio, les disques, les radotages d’un infirme ivrogne qui la faisait boire.
Ses paroles provoquèrent une certaine sensation.
— Qui la faisait boire ! s’étrangla Elisabeth.
— Parfaitement !
Ils regardèrent tous Tonton. Le vieil homme était devenu très pâle et son menton piquant tressaillait sous l’effet de l’émotion.
— Mais qu’est-ce qu’il raconte ? Qu’est-ce qu’il raconte, misère de Dieu ? Peut-on inventer de telles balivernes ?
Henrico s’approcha de l’infirme. Comme dans l’après-midi, le bonhomme s’affola et se para du bras.
— Vous la faisiez boire, c’est vrai, Tonton, assura le veuf. Je me rappelle un soir où elle sentait le whisky. Comme je m’étonnais, Héléna m’a dit qu’elle avait eu mal au cœur. Et un autre soir, elle n’arrivait pas à parler. Pour sortir un mot, elle devait prendre de l’élan et ça butait contre ses dents comme si elle avait parlé anglais !
— Réponds ! lui cria Angelo. Réponds, Constantin. On est là pour découvrir la vérité, toute la vérité !
Henrico abandonna le vieillard terrorisé pour le laisser parler. Tonton bredouilla :
— Ben quoi ! Ça m’est arrivé de lui payer une petite lichette de scotch ! Où est le mal ? C’était pas une enfant, tout de même, et je la forçais pas ! On trinquait, quoi ! A la tienne, Héléna ! A la tienne, Tonton ! C’est tout ! Deux doigts de whisky, à qui ça ferait mal ? La preuve, vous ne vous en étiez seulement jamais aperçus ! C’est inouï, que vous soyez prêts à croire ce type qui l’a tuée au lieu de moi qui l’adorais !
Il répéta « inouï » en écrasant une larme imaginaire. Il sentait venir sa fureur, la souhaitait ardemment parce qu’elle était un moyen, non de se justifier, mais d’éluder la question.
— Ce sale type nous tue la petite et vous l’écoutez débiter n’importe quoi comme on écoute les informations a la radio. Parole d’évangile, hein ? Il m’accuse d’avoir soûlé Héléna, et aussitôt Henrico me bondit sur le poil, prêt à casser mon fauteuil !
Читать дальше